Il
peut paraître surprenant de parler de bonheur et de plaisir dans le
cadre du management des personnes et des projets. Cependant il est
maintenant acquis que le bien-être au travail est facteur de cohésion, de
cohérence et de performance dans les organisations. Quand on parle de bien-être
au travail, on ne parle pas de plaisir mais de conditions rationnelles qui font
que l'employé, l'agent, se sent bien dans ce qu'il fait et donc s'y engage sans
réserve ni retenue. Bien qu'il soit vrai que l'on prenne du plaisir à réaliser
une tâche ou une autre, que l'on prenne plaisir à rencontrer tel ou telle sur
son lieu de travail, ceci ne fait pas le bien être professionnel. Ainsi donc,
le cas du bien-être et du plaisir au travail me semble un excellent cadre pour
montrer que le bonheur n'est pas le plaisir.
Pourquoi le montrer ? Pour que chacun puisse en tirer une
meilleure gouvernance de soi même dans les organisations et aux dirigeants un
management mieux adapté au vivant de nos organisations. Nous ne reviendrons pas sur
le fait que l'autonomie fertile des employés fait la richesse de l'entreprise,
ni sur le fait que la contrainte et le contrôle font plus de tricheurs
que de collaborateurs, comme l'indiquait Yvon GATTAZ en 2003 devant un parterre
de dirigeants. On remarquera que je parle de se gouverner dans l'organisation
et non pas de gérer son parcours. La démarche est effectivement plus complexe
que comptable. Nous sommes là dans un type de choix multi-causal.
On posera que le plaisir est une sensation
mentalisée, éphémère et dépendante de conditions singulières, de contextes
extérieurs à nous-mêmes. C'est bien pour cela que le plaisir est dépendant,
d'une part de sensation (après c'est bien nous qui en faisons ce que nous
voulons ou pouvons) d'autre part de facteurs extérieurs dont nous ne maîtrisons
pas l'existence ni la présence. Prenons un exemple : L'ergonome vient de
m'apporter un siège très adapté à mon activité. Je m'y installe et prend du plaisir à son confort. J'en ressens un bien-être physique temporaire car à la fin
de la semaine, mon habitude a pris le pas et ce confort matériel nouveau est devenu un
ordinaire quotidien. Mon attention, ma préoccupation sont désormais ailleurs.
Poussons le bouchon plus loin. Nos plaisirs dépendent de nos goûts
et ceux-ci bougent avec le temps et les circonstances. Le sucré, le salé,
l'amertume et l'acide sont des caractéristiques de goût répertoriées par les
experts en gastronomie et nous sommes singuliers face à cela. Si, enfant, je
n'aimais pas l'amertume, qu'elle provoquait chez moi de la répulsion,
j'aime aujourd'hui la bière et les endives en gratin, lesquelles en offrent la
caractéristique. Ce qui était du déplaisir hier est un plaisir aujourd'hui et
vice versa.
Mais, le plaisir n'est pas mécanique. Il est aussi lié à nos
projections et investissement émotionnels. Que dire des personnes qui
prennent un certain plaisir aux douleurs physiques, à se faire mal ? C'est là un paradoxe
logique et pourtant rien de bien compliqué : ces personnes investissent dans la
douleur quelque chose de leur rapport à la sensation, à l’excès, à la transgression, à
la relation interpersonnelle, construit de l'expérience. Le goût se façonne
aussi dans notre histoire. Il est fortement lié à nos expériences, à nos
souvenirs heureux ou malheureux, à notre lien social. Il y a, par exemple, des goûts
culturels, sinon comment expliquer que les australiens adorent la Vegemite, cette pâte à tartiner qui fait horreur aux palais français
?
Donc le plaisir n'est pas qu'une
satisfaction de nos sens, mais un construit culturel et imaginaire. Il est
aussi tout autant lié à la perspective de l'avoir. Il me souvient combien,
enfant, je jubilais à l'idée de déguster du riz au lait. Le plaisir n'était
donc pas que de le manger mais de voir ma mère arriver vers la table avec la
casserole fumante. La perspective m'était tout autant du plaisir. Le plaisir
est donc une sensation éphémère, dépendante, relative et fugitive. Ce n'est
donc rien de transcendant, rien de durable. Le plaisir pris, nous regardons vers le prochain objet avec appétit, l'attente pouvant être par ailleurs tout autant jouissive que frustrante.
Mais il y a aussi encore une autre dimension autour du plaisir que
nous exprimons dans la formule du verre à moitié vide et du verre à
moitié plein. Pour certains, le plaisir est une chance savourée quand pour
d'autre il sera une parenthèse dans la frustration, qui de plus la confirme. Pour les premier,
le fait ou moment de plaisir est une opportunité de jouissance
("Quelle chance...") pour les seconds ce sera plutôt la réaffirmation
qu'ils en étaient privés et que ça va bientôt s’arrêter. Il y a du
bonheur chez les premiers quand il y a de l'amertume, de la mélancolie
chez les seconds.
Ainsi donc, l'idée de bonheur est bien tout autre chose de
distinct. A l'aune de la pyramide de Maslow, on peut dire que le plaisir repose
sur la satisfaction des premiers besoins physiologiques passés au crible de nos
représentations, quand le bonheur reposerait sur la sommet de cette pyramide :
la réalisation de soi. Frederick Herzberg disait aussi que la satisfaction des deux premiers besoins était jugée comme normale (si je ne les ai pas, je rouspète) quand la satisfaction au sommet de la pyramide est objet de motivation. Je repense à la fable du chien et du loup. Le premier
est attaché aux satisfactions qu'apportent le confort de bien se nourrir,
d'avoir une niche confortable pour dormir, d'être brossé et caressé, quand le
loup préfère à tout cela sa liberté d'aller et venir à sa guise.
Il faut juste savoir ce que cherchent les gens et ce que nous
cherchons nous même : du plaisir ou le bonheur ? En effet, la réalisation de soi
constitue une satisfaction bien plus pérenne que le plaisir, bien plus globale et totale. Elle est supérieure aux différents plaisirs connexes puisque, comme la fable nous le raconte, nous sommes tout à fait capables de
reculer nos curseurs en termes de satisfaction physiologique et de sécurité
pour atteindre plus de réalisation de soi. C'est ce que montrent nombre d'études sur les
entrepreneurs qui préfèrent avoir moins de sécurité, moins de revenus pour
commencer une activité où ils seront libre de conduire leur propre affaire à leur guise, prendre les décisions et piloter leur affaire. C'est
ce qu'a montré Manfred Max-Neef* dans ses travaux sur la vie des acteurs dans les organisations.
Ainsi, ce qui accompagne
la réalisation de soi sont l'autonomie d'action et de décision. Nous comprenons
là que le bonheur se construit dans l'action, pas dans la consommation comme
certaines formes de plaisir. On constate dans les populations privées de leur
activité ancestrale et identitaire comme la chasse et la cueillette (je pense aux Bushimens de Namibie ou aux
populations amérindiennes), des désœuvrements
pathologiques accompagnés de phénomènes d'alcoolisme et de maladies liées à
l'ennui et à la dépression.
Mais quelles variables constituent ce bien-être ? Quels sont les éléments du
montage de cette réalisation de soi, qui vont conditionner le bonheur ? Il semble qu'en la matière, trois éléments convergeraient. D'une part il y a une question de confiance en soi, en
l'avenir, dans des gens et dans les éléments de contexte, environnementaux. D'autre part c'est aussi la question d'un
certain alignement de la personne ; c'est à dire que "ce qu'elle se pense
être" s'inscrit tout à fait dans le rôle, dans la fonction, qu'elle se projette de
jouer (de devoir et de pouvoir faire), et ce dans un environnement prédictible. Cela ne veut
donc pas dire que l'environnement lui est favorable ou défavorable, mais
qu'elle pense suffisamment le connaitre pour savoir s'en arranger. Si la personne a une vision du monde qu'elle comprend
(c'est à dire : dont elle peut prédire les mouvements) dans lequel elle va pouvoir "s'y voir", et à une certaine place, celle justement dans laquelle elle peut se projeter. Dans ces conditions, la perspective de réalisation de soi
est là, et le bonheur aussi. Le troisième élément est l'idée de l'œuvre à construire qui tient à cœur et représentera, prolongera son auteur.
Bien des gens acceptent des situations complexes, des projets
difficiles, des fonctions à risque tout simplement parce qu'ils y voient cette
perspective de réalisation de soi avec ces trois élément emboîtés. Je
crois qu'il en va exactement de même dans nos vies personnelles et sociales.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 17 mai 2016
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