Ainsi donc, pour poursuivre cette approche compréhensive du management des personnes et des projets, je vous propose que nous considérions quatorze concepts* que nous allons aborder au cours de cette nouvelle série de neuf articles. Leur réalité traverse l'histoire humaine et qui ont accompagné et accompagnent encore le management des organisations. Nous allons tenter de voir leur incidence sur l'évolution de la dynamique des organisations, leur profonde réalité actuelle et leur réelle puissance. Nous piocherons quelques exemples dans les organisations territoriales, relevés au cours d'une longue observation de terrain. Si des conclusions apparaissent, elles s'imposeront alors d'elle-même.
1 - La logique de
territoires : nomades et sédentaires.
L'histoire la plus ancienne nous
raconte celle des cueilleurs et chasseurs nomades et celle de
cultivateurs sédentaires, comment leurs rapports pouvaient être très
conflictuels sur la gestion réciproque de leurs processus vitaux, les notions
de territoire et de propriété, comment les pratiques des uns nuisaient à celle
des autres. Nous avons compris aussi que ces modes de vie, dont la trace
perdure aujourd'hui, étaient producteurs de valeurs identitaires, de lien
social et d'être au monde. Elles ont fait culture et sont toujours là entre
nous sur l'ensemble de nos rapports. L'histoire nous apprend aussi que les
violences entre ces différentes communautés étaient d'une logique pratique
parfaite. Leurs logiques de territoires étaient incompatibles. Elles le sont
encore aujourd'hui.
Si la terre appartient aux
sédentaires, les nomades la traversent comme un espace partagé, parfois commun.
La logique veut que ce qui se passe sur le territoire du sédentaire soit de son
seul ressort. Cela ne regarde personne d'autre. Ainsi, les nomades étaient-ils
détroussés et assassinés par les sédentaires qui
ne soupçonnaient pas qu'il puisse y avoir à redire. Plus tard, les
brigands pauvres prenaient possession des forêts et des marais inhospitaliers.
Ils y détroussaient tous ceux qui s'y aventuraient.
Le territoire appartient aux
"terriens" cultivateurs, travailleurs patients et assidus. Dans nos
organisations, les petites gens sont là pour des dizaines d'années, parfois
font toute leur carrière au même poste. Ceci semble aberrant pour les
nomades que les premiers trouvent arrogants et incompétents. De fait, les
nomades sont ces dirigeants de passage dont "on sait pourquoi ils sont
venus" : ce sont les cueilleurs des récoltes des autres, des "pilleurs
sans foi ni lois"...
Dans nos organisations, ce
rapport culturel est diffus. Il y aura toujours une suspicion des
agents de base vis à vis des dirigeants nomades. L'entreprise,
l'institution appartient aux ouvriers. Voilà pourquoi les rapports sur les
décisions de restructuration ou de délocalisation sont si violents. Le
"patron voyou" relève pour ceux-là plus du pléonasme que de l’oxymore.
Mais les cueilleurs chasseurs
s'approprient aussi des territoires de chasse. Nous retrouvons là les seigneurs
du moyen âge avec leurs logiques de cours et de vassalisation. Si les
cultivateurs s'associent pour produire, pas les nomades cueilleurs-chasseurs.
C'est chez eux des logiques d'alliance et la curée finie, lesdites alliances
sont caduques. Quand le cultivateur sédentaire se projette dans la durée des
saisons, le nomade ne se projette que dans le projet immédiat à rendement
instantané.
Nous comprenons qui a pris le
pouvoir dans les organisations, avec quelles valeurs et quelle culture, mais
nous savons aussi à qui les organisations appartiennent. Nous pouvons imaginer
sans peine les logiques de défenses, les stratégies d'alliance et leurs natures,
les structures de pouvoirs, les confrontations et les incompatibilités de
représentations, enfin les logiques d'intérêts...
Ainsi, dans les organisations
territoriales que je fréquente, les agents de terrain sont des sédentaires
aguerris, forts de leurs compétences professionnelles et propriétaires de leurs
métiers. Ils ont effectivement une certaine tendance à se méfier
des dirigeants de passage non issus du terrain, c’est-à-dire sans
lien avec les sédentaires. Ils ont aussi une certaine défiance à l'égard des
jeunes managers, issus des écoles, qu'ils savent venir là cueillir les fruits
de leur propre travail et craignent de les voir se les attribuer. Ils craignent
aussi que le sable des bacs de même nom, collés encore à leurs chaussures, ne
viennent gripper les rouages de leurs propres fonctionnement longuement polis
par leurs habitudes. J'ai vu aussi des groupes de travailleurs sociaux
"descendre" leur directeur ou directrice, littéralement s'en débarrasser
et recommencer avec son successeur. Je ne sais pas qui avait raison dans ces
conflits et j'imagine que personne ne le sait. La question n'est d'ailleurs pas
là mais est dans cet affrontement de cultures et de représentations.
Mais la logique de territoire
emporte aussi d’autres conséquences. De la notion de territoire, nous l’avons
dit, s’installe celle de la propriété et protéger son territoire devient une
action stratégique. Nous connaissons ces stratégies de défense par la fermeture
des communications, le secret, la discrétion polie : « je garde mes
informations et je ne m’occupe pas des affaires de mon voisin. Chacun chez soi
et les vaches seront bien gardées ». C’est là une logique de contreparties.
Il en résulte des ignorances profondes des actions de partenaires logiques. Nous
avons rencontré des équipes où les collaborateurs ne se connaissaient pas entre
eux, des directions où personne ne savait ce que faisait la personne du bureau
d’à côté, ignorant parfois même jusqu'à son nom. Nous voyons ainsi des services
se replier sur eux même, définir leur raison d’être non pas sur ce qu’ils ont à
produire mais sur la précision de leurs propres procédures, sur eux même, ce
qu’ils ont à faire, leurs taches répétées, la tranquillité de leur quotidien.
Dans ces organisations qui
mécaniquement se structurent en silo, c’est la question de son propre confort,
de sa propre facilité à exécuter les tâches qui est centrale pour l’acteur. Il
me souvient de cette réflexion d’un ancien : « Si tu ne sais pas
comment résoudre un problème, comment t’y prendre face aux choses compliquées,
demande au plus fainéant. Lui, il le sait… ». Le chaînage des tâches
disparaît derrière les fiches de poste. Leur rédaction devient un casse-tête
insoluble : comment tout écrire, ne rien oublier et anticiper les
évolutions ? Au lieu de tenter une déconstruction de ce type de culture,
les managers tentent la conciliation impossible de la carpe et du lapin. Ce
faisant, loin de résoudre la complexité, ils perpétuent ces comportements
intenables.
Mais encore, on constate aussi
une évolution dans les logiques de territoire car ces sédentaires ont bien
compris qui a le pouvoir et qui insuffle les règles et la culture du
"vivre ensemble". Il me revient cette réflexion d’un agent à un
collègue : « Mais tu ne connais pas la culture locale des jeux de
pouvoir ». On assiste à des mutations importantes et intéressantes à
analyser. Quand les sédentaires cherchent à produire le meilleur travail et à
le valoriser, les nomades cherchent à le faire briller pour qu'il les
"vendent" mieux. C'est la cueillette des "médailles". Quand
le travail des nomades s'inscrit dans l'immédiateté, celui
des sédentaires est dans la durée et la pérennité. Et bien nous
voyons de plus en plus de sédentaires se nomadiser pour conquérir du galon et
développer leur carrière. Ceux-là n’ont pas la foi du converti, mais
l’arrangement pragmatique au vu d’intérêts accessibles.
En premier lieu, en matière de
dynamique d’organisation, il y aura cette différence culturelle à prendre en
compte et à "traiter" au profit de l’émergence d’une culture commune.
Il faut juste savoir que ce sera long. Alors autant commencer de suite…
2 - La logique de l'œuvre versus
la logique de pouvoir
Nous avons hérité des cultures sédentaires
le gout de l’œuvre bien faite. Il me souvient, de mon passé d’ouvrier agricole,
cette fierté des jardiniers devant leurs lopins parfaitement désherbés, bien
organisés et présentant des légumes de belles couleurs et de belles tailles. Il
y a, dans l’objet de sa propre production, une projection de soi-même et
l’objet devient un représentant des valeurs et des capacités de son auteur. Il
y a chez le chasseur et le cueilleur un plaisir de la belle prise qui renvoie à
sa bonne étoile et à son adresse. Mais il ne s’agit pas d’une œuvre pensée et
patiemment
construite. Ainsi, il y a chez les sédentaires
quelque chose de ce plaisir de la réalisation qu’ont exalté les cultures
compagnonniques. Parmi les chasseurs nomades, la curée se fait selon des rites
reconduisant la hiérarchie. Les éthologues l’ont bien décrit dans les
monographies de nombre de sociétés animales. La curée se pratique comme un
rituel de réaffirmation des rangs sociaux alors que les coopérations pour
l’œuvre réaffirment des compétences et la répartition des rôles sociaux, la
distribution des taches. Nous sommes en présence de deux cultures bien
différentes, aux valeurs éloignées, l’une de pouvoir, l’autre de compétences.
On peut dire aussi que l’une est celle du « pouvoir sur » et l’autre
celle du « pouvoir pour ».
Et il se trouve que ces deux
logiques se confrontent dans nos organisations. Elles structurent les rapports
internes. Il me souvient, lors de mon étude sur le management des centres de
tri de La Poste, avoir rencontré un ouvrier d’état qui m’interpella ainsi : « Tu
vois cette goulotte ? ». Il m’indiquait un toboggan sur vérin destiné
au chargement des camions. Il avait une forme en S contournant une colonne de tubes
d’évacuation des eaux. L’objet était assez impressionnant. Il me dit avec
une lumière dans le regard : « C’est moi qui l’ai faite… ». Il
laissa un silence suive son affirmation, comme installant son propos et surveillant
ma réaction. Je ne manquais pas de lui signifier mon appréciation. Cette
goulotte parlait de lui avec toutes les qualités de compétences dont pouvait
être fier un ouvrier (capacités, rigueur et ingénierie).
Cependant, la logique
organisationnelle la plus présente dès que nous accédons à des niveaux
d’encadrement est teinté des notions de pouvoir et de tout ce qui l’accompagne.
Loin d’être une généralité, on la constate de plus en plus présente autant que l'on monte dans la hiérarchie. Ce qui guide l’action n’est plus l’œuvre à réaliser mais le
rôle que l’on y joue. Ce rôle devient un objectif rationnel en soi. Les
comportements et les actions semblent être posés comme pour renforcer son rôle
et même le jeu de pouvoirs, cet ensemble de règles qui structure les
interactions. Elle a ses rites de reconnaissances, ses rites d’appartenance et
ses rites de passage.
Rituels et objets affirment et
réaffirment la reconnaissance hiérarchique et les marques particulières du
pouvoir : la taille du bureau, la couleur sombre du mobilier, le nombre de
fenêtres, la place de parking, l’attribution du Smartphone ou tablette
professionnelle, l’attribution réciproque ou non du tutoiement, même si la
cravate est moins de rigueur, le costume ou le tailleur, tous ces éléments
restent des marqueurs pertinents et utilisés. Les rituels sont présents à tous les niveaux de
contact, comme le terme de la salutation, les circonvolutions oratoires,
l’affichage d’un visage sérieux ou modestement enjoué tout dans la retenue, la
démarche droite et décidée, presque pressée, la circulation des notes de services
et les niveaux de signatures, etc… Tout n’est pas fait que pour la rigueur de
fonctionnement.
Il me souvient de cette remarque
d’un agent : « J’ai envoyé une note pour projeter une action auprès
des services. J’ai reçu la réponse trois mois après la date prévue pour
l’action. Je n’avais aucune indication ni validation sur le comment faire,
juste quelques corrections de termes ou de virgules. Mais ils veulent tous
faire pipi en bas de la page… ».
On entend dans ce verbatim toute
l’incompatibilité entre les logiques de pouvoir sur les gens et les territoires,
et les logiques de l’œuvre. Si les agents parlent volontiers de leur raison
d’être confondue avec le sens du service public, chez les dirigeants ce sont
les questions du rendu d’image de marque, de notoriété et de bonne gestion qui
sont au cœur de la préoccupation. Dans le groupe La Poste, on a entendu les
agents parler de service public comme valeur fondamentale dès lors que les
annonces des politiques et des dirigeants ont tenté un glissement vers une
notion plus souple de « services aux publics » plus commerciale. Jusque-là,
leurs valeurs fondamentales affichées, proclamées, revendiquées, étaient l’entraide et la solidarité. Elles ont été
à la base d’un nombre considérable d’associations locales qui les avaient pour
objet. Ces associations ont pour la plupart disparues, ne laissant place qu’à
des mutuelles devenues commerciale et à des clubs sportifs œuvrant pour la
notoriété de la marque.
On sait que le commerce est une
pratique habituelle de nomades alors que celle des sédentaires est à la
production. Même si les deux groupes ont logiquement intérêt à vivre de
l’action et des services de l’autre, quand ils sont sur le même travail, le
même terrain, la coopération ne peut plus fonctionner. Les deux logiques
s’affrontent, tandis que les acteurs invoquent avec surdité leurs valeurs réciproques. On voit ici que la logique
de pouvoir occupe aussi les logiques de territoires et ces logiques-là sont des
raisons d’être subjectives pour l’action.
Il nous reste à savoir si l’organisation
a besoin de pouvoir sur les gens ou de pouvoir pour l’œuvre à réaliser. De là,
un travail d’acculturation verra normalement le jour.
à suivre la semaine prochaine : Management
3 - Logique de corps, de réseaux et stratégie de non guerre
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 26 janvier 2016
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