La question du bien-être de ses
collaborateurs au travail apparaît dans nombre de propos,
articles, publications et discours, comme la panacée du management.
Approche critique des MOM21 et SOL où les membres recherchent la technique qui
va permettre de se libérer des contraintes bureaucratiques et organisationnelles lourdes, avec et pour le bonheur des acteurs. On recherche parmi les pairs ceux qui seront
experts de la démarche de libération... Paradoxe épouvantable. Le sociologue
clinicien Vincent de GAULEJAC se méfie justement de ces démarches paradoxales
qui font du bonheur au travail une obligation sociale, la signature du progrès dans une multiplication d'engagements personnels.
Il en montre la perversion et le paradoxe, l'aspect même totalitaire et voire pervers. Mais sur quoi repose cette démarche quasi évangélique ?
Elle prend racine dans la structure des organisations. Là où sont les contraintes, il y aurait donc quelque chose à libérer. Revenons à la catégorisation des
organisations d'Eugène ENRIQUEZ. Il nous donne à voir l'organisation charismatique
à l'italienne, l'organisation bureaucratique à la française, celle
technocratique à l’allemande et la coopérative à l'anglo-saxonne. Il nous
indique comment, pour chacune, la culture façonne les rapports sociaux et entrent dans la structure, y important les fantasmes, les peurs et les croyances qui l'animent dès lors. De fait, ce ne serait pas des contraintes que nous libéreraient les démarches nouvelles, mais des fantasmes qui les habillent et les accompagnent, soit de l'image de la contrainte. Ceci ne veut pas dire pour autant que les contraintes y seraient seulement fantasmatiques. Mais promouvoir
le bonheur dans l'organisation relèverait donc d'un nouveau
"relégarer" avec toutes les valeurs morales et les liturgiques dédiées qui habituellement l'accompagnent. Nous trouverons aussi dans ces "relégarer" les
"plus royalistes que le roi", les "fou de dieu" et autres
fanatiques de la nouvelle voie. Oui, cela relève du fait religieux.
Il nous est
apparu intéressant d'ajouter à la typologie enriquienne l'organisation en réseau dont
parle Franca MANOUKIAN et qui me semble se relier quasi naturellement à
l'émergence de la culture alternante culturelle. J'en ai souvent parlé
ici. Elle me semble effectivement relever de ses quatre valeurs émergentes : l'œuvre
à construire, le pragmatisme, le travail en réseau et l'intemporalité. Il n'y a
pas de messie dans cette approche, pas de gourou, pas de leader, pas
de commandant, de dirigeant ni même de porte-parole. Il n'y a que des
personnes (et pas des individus) empreints de leurs valeurs, de
leurs passions, de leurs compétences, de leur histoire et de leurs expériences
: des porteurs d'une intelligence en action. Il n'y a donc pas de place pour les "églises", ni même pour des "chapelles".
Ainsi donc, ce serait dans
les organisations traditionnelles aux cultures historiques (diachroniques) que l'ancrage de ces nouvelles liturgies trouveraient une existence. Et donc, ces liturgies n'ont pas besoin d'apporter de réponse structurelle ni organisationnelles (bien qu'elles le fassent). Bien des démarches centrées sur la personne le font. "Le meilleur entraîneur,
dirigeant, que nous connaissions est bien soi-même", nous indique Michel
BERNARD, enseignant et consultant. Dans cette voie il propose de
mettre en perspective quatre chemins personnels :
1- se donner un cap professionnel,
2- accueillir ce
qui est se passe ici et maintenant,
3- simplifier son
environnement professionnel
4- et cultiver la
force de la bienveillance d’abord avec soi-même… pour la vivre avec les
autres.
Cette approche nous fait penser aux
quatre accords toltèques*, démarche éthique de développement personnel. Ces approches nous invitent à être meilleurs, et meilleurs acteurs de nos vies. Elles nous indiquent que nous sommes les premiers promoteurs de celle que nous voudrions. Elles peuvent ainsi jouer les "chevaux de Troyes" dans ces organisations traditionnelles pour l'accès aux nouveaux managements de libération.
Aussi, par ailleurs, nous
entendons parler d'intelligence collective et nous sommes sollicité
pour participer à des séminaires pleins d'exercices sensés nous apprendre à mieux la développer.
J'ai comme un doute... Si nous faisons confiance à l'intelligence de chacun et
à la capacité de chacun à se mettre en résonance avec son collectif, avec son
environnement, pourquoi confisquer à ceux-là même que la démarche de progrès vise la capacité d'avoir leur intelligence à le faire eux-mêmes par eux
même ? Effectivement, le fait d’enseigner est confiscatoire. Il instaure une
rapport « sachant – apprenant ». Ne suffirait-il pas de "provoquer" la démarche ?... de solliciter les premiers pas ? ... de faire de simples accompagnements ? C'est ce qu'ont fait les patrons desdites "entreprises libérées" (Favi, Chronoflex, Poult et autres). Alors la démarche de "libération" ne peut être que celle d'un patron-leader-porteur de la nouvelle âme de l'entreprise, ce que Christopher BARTLETT et Sumantra GHOSHAL nomment la "philosophie d'entreprise", que nous traduisons simplement au quotidien par le "projet d'organisation", sa raison d'être.
Michel Colucci, dit Coluche, disait que si les gens demandent du travail, en fait ils
demandent seulement de l'argent pour vivre. Mais nous savons qu’avec cela,
ils demandent aussi à être "incorporées" dans le "monde
socialisé", à être accueillis dans le système social, à y avoir
une place et une reconnaissance. Ils veulent "exister" dans une Agora institutionnelle, faiseuse de place et de lien social. D'autres volent ou ouvrent des commerces
légaux ou illégaux, des entreprises morales et légales ou non. Il y a dans
cette demande de travail un acte de socialisation auquel il me semble politiquement indécent de ne pas répondre.
Ainsi donc, nous nous trouvons face à un
paradoxe typique de notre société actuelle. Tout le monde sait que nous ne
pouvons rien faire sans la motivation des acteurs, que celle-ci passe par la
prise en compte de leurs attentes, de leurs représentations du projet et
surtout de eux-mêmes dans le monde, et pourtant les entreprises n’ont jamais lâché
leur logique d’intérêt, de pouvoir et de territoires. Les patrons pensent
encore que c’est eux qui décident et voilà que les acteurs leur échappent. Ils construisent leurs parcours dans leurs entreprises comme si elles étaient des
terrains de jeux. Alors, les décideurs semblent renvoyer aux acteurs eux-mêmes
leur propre responsabilité du bien-être au travail, de ce bonheur obligé. Ils ouvrent là la porte aux "religions du bonheur propre sur soi". Oui,
le bonheur est devenu les nouvelles fourches caudines du succès des
organisations : sans bien-être au travail, pas d’adhésion des acteurs aux projets, pas
d’investissement individuel ; sans bonheur, l’entreprise est un mensonge alors qu’elle
est aujourd'hui le principal lieu de socialisation. Il est insupportable et pourtant encore
bien supporté qu’elle soit totalitaire et de pensée unique. Le bonheur est une
condition obligée et contraignante. Pour que rien n’échappe aux décideurs et
pour qu’ils le restent, la marche obligée vers le bien être est codifiée,
normée, organisée : séminaires par ci, formations et stages par là. Nous
voici en pleine technologie du bien-être. Bien des reportages nous en montrent les limites et les dérives. Mais est-ce bien ça l’essentiel ?
Les entreprises qui veulent réussir savent
l’importance d’une dynamique collective en leur sein, cohérente avec l’objectif
et cohésive pour le collectif, que les deux sont antagoniques, que le succès
repose sur l’équilibre de ces forces, que c’est sous la contrainte que naît l’innovation,
pas dans les chaises longues. Les entreprises qui veulent se développer aujourd'hui
savent aussi que le chemin passe par la simplification des structures, la
responsabilisation des acteurs et donc le développement de leur autonomie
fertile comme un passage obligé. La mise en place, que nombre d’associations nomment « libération », ne se fait pas sans douleur et prises de
risques de part et d’autre de la ligne hiérarchique, laquelle tend à disparaître, là non plus pas sans douleurs ni risques. Oui, j’ai vu aussi des organisations cherchant les « procédures de libération », comme si la
libération passait sous la contrainte de procédures prescrites, alors que ce qu'elle recherchaient vraiment était l'émancipation des collaborateurs pour libérer leurs énergies créatrices et contributives. Managers, il faut changer son regard sur les personnes et l'organisation.
Toute la société française me semble être
préoccupée aujourd'hui par deux axes : le pouvoir et le territoire. Dans cette philosophie, les gouvernants façonnent des seconds couteaux au service de l'organisation dont la formation et le management les maintient dans une dépendance à la hiérarchie, à la structure. Ce sont ces
deux axes qui par défaut font le sens de nos organisations et il me revient
cette réflexion d'un collègue :"Tu ne connais pas les arcanes des
relations de pouvoir de l'entreprise". Oui, bien sûr, je les connaissais
mais je me refusais à entrer dans ces processus et systèmes de cours qui prorogent la dépendance. Oui, j'ai
payé cher "pour voir" et j'ai vu... Il s'agit donc bien de changer le
sens des organisations qui, au lieu de se regarder comme le "nombril du
mode de fonctionnement" ont mieux à faire en regardant l'œuvre à construire, leur
raison d'être, à savoir que chacune des œuvres a une fonction et une
incidence dans le lien social, que l'œuvre de chacun apporte sa pierre à l’édifice commun,
que celle-ci constitue aussi nos raisons d'être individuelles,
voir personnelles, dans le collectif, la vie sociale.
Ne parlons pas
d'entreprises libérées dont le terme apparaît trop ambigu, mais d'entreprises émancipatrices, avec son double sens volontaire, car c'est bien là
que managers et collaborateurs trouvent leur meilleur axe de "vivre ensemble" (management) pour le meilleur de leur
fonctionnement : la meilleure contribution articulée des personnes. Le projet d'organisation, dès lors, n'est que le
réceptacle des envies personnelles de faire, d'agir et d'exister. Il ne s'agit absolument pas d'un quelconque intérêt collectif ou commun, cet alibi pour les soumissions volontaires, mais d'un terrain de jeux où les personnes expérimentées se retrouvent pour agir. Sumantra
GHOSHAL écrivait déjà en 98** : "Les nouveaux
patrons savent que leur objectif n'est pas de faire de l'argent mais de donner
à leurs collaborateurs la fierté de travailler avec lui sur son projet. Les
résultats viennent alors de surcroît".
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 1er décembre 2015
* Miguel RUIZ, Les quatre accords toltèques : La voie de la liberté personnelle, Editions Jouvence, Suisse, 2012
** Sumantra Ghoshal & Christopher A. Bartlett, L'Entreprise individualisée. Une nouvelle logique de Management, coll. MAXIMA, Paris 1998
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos contributions enrichissent le débat.