Quand on étudie les cas de souffrance au
travail dans les organisations, on lit dans les rapports d’analyses conduites
autour du risque psychosocial, que reviennent de manière récurrente les
témoignages de pressions fortes tant du système que de la hiérarchie sur les
personnes et la difficulté que celles-ci ont à y faire face, à y résister.
C'est comme si le système, fait de gens, était plus fort que tous ces gens qui
le composent, qui en souffrent, le subissent et voudraient s'en affranchir.
Paradoxe...
Ailleurs,
on s’est souvent posé la question de
savoir comment un système totalitaire pouvait survivre alors que bien peu de
personnes n’en voulaient. Cette question s’est posée à propos de l’Allemagne
nazie et son étude a donné naissance à la théorie de l’influence, puis à la
psychosociologie laquelle s’est constituée autour de cette problématique.
On s’est aussi questionné sur la capacité de
résistance du système soviétique, économiquement ruiné de l’intérieur et qui
pourtant continuait à tenir debout. On s’est interrogé aussi afin de savoir comment
s’étaient installés les systèmes totalitaires européens comme en Espagne et en
Italie avant guerre.

Mais pourquoi le faisons-nous ? Justement pour
mieux percevoir que ces entreprises bureaucratiques actuelles, celles qui justement présentent ces
caractéristiques propres aux systèmes totalitaires, sous un aspect de
« forteresse imprenables », ne sont plus, en terme de
dynamique, que des « maisons de papier ».
Ce qui s'entend en la matière, c'est d'abord que si les
organisations bureaucratiques sont devenues ce qu'elles sont aujourd'hui, on sait que cette évolution est tardive. Nous nous souvenons que Max WEBER écrivait en 1906 que
le système bureaucratique est le meilleur des systèmes et nous convenons qu’il
avait très certainement raison de l’écrire à cette époque.

En est-il de même aujourd'hui ? Presque, ...dirions nous. A cette époque révolue, les techniques de fabrication sont
stables et fondées sur la mécanique des objets. Ceci requiert plus qu’un
savoir, une connaissance introspective. Tout le secret de la réalisation repose
sur la compétence humaine, une intelligence pratique d'adaptation. C'est l’exemple du tailleur de pierre qui "sait" bien sentir l'angle nécessaire à donner à la "chasse" et
l'impulsion propre au coup de maillet. C'est ce qui détermine, dans son cas, l'efficience du geste et la
qualité du résultat. C’est ce qui fait aussi que l'ancien ne ratera aucune pierre et
la taillera en dix fois moins de temps qu'un néophyte (j'ai eu l'occasion d'en
faire l'expérience en 1974).
Aujourd'hui les technologies de fabrication se sont
exponentiellement complexifiées. Là où le mécanicien "mettait les mains" et
réglait à l'oreille, nous mettons aujourd'hui l'ordinateur. C'est lui qui
sait... Et il sait d'autant plus que les technologies continuent de se développer sur la
même courbe. Actuellement, les moteurs, les machines, les outils même, tous les
objets dits connectés, sont tellement complexes qu’on ne répare plus. On
remplace. Les entreprises ont d'ailleurs plutôt tendance à retarder
l'apparition des nouveautés, en terme de produits, de manière à exploiter plus
efficacement leur marché.

Ainsi, sommes nous en face de deux types de
systèmes bureaucratiques, l’original humaniste, fondé sur la connaissance
pratique des acteurs et son évolution déshumanisée, qui prend la forme d'un système contrôleur et
gestionnaire.
Dans le premier type, la valeur centrale est
humaniste, à savoir la connaissance de la personne et l’entreprise a un grand
besoin qu’elle la livre généreusement. Nous avons donc vu se développer des
espaces de liberté négociés ou tacites. Un ancien directeur départemental des
PTT me confiait que, dans les années 70, il avait une large latitude de
décision sur le territoire qu’il dirigeait. Il avait pu développer des
partenariats culturels efficients, lesquels avaient donné une image noble de son
institution dans son département. Il m’avouait en 2002 qu’il n’existait déjà plus aucune latitude pour le faire.
On a vu aussi, dans nombre de corps de métier, se
développer une activité marginale privée avec les déchets de l’entreprise.
C’est ainsi qu’on usait de l’expression « faire de la perruque », terme
venu des garçons coiffeurs qui, récupérant les cheveux coupés dans la journée, en constituaient des postiches le soir et les proposaient à
leurs clients ensuite. Cet espace de liberté (que d’aucun théorisent
aujourd'hui sous l’appellation « espace de chaos »), conséquent de
l’autonomie des acteurs, se construit sur leur propriété des compétences
indispensables pour l'action. Elle garantissait la motivation et la bonne marche de l’entreprise.

Si les valeurs importantes dans le premier type
s'avèrent être l’humanisme, directement lié à la compétence, la reconnaissance des acteurs, dans l’intelligence et la qualité de service, la valeur importante, par défaut, dans
le second type est la rigueur, élaborée justement contre le risque d’erreur
humaine. Dès lors, les systèmes à la française vont perdre une qualité
majeure : le fameux « système D ». Il faisait jusque dans les
années 70 la réactivité et la richesse des réponses de nos organisations, aux
différentes problématiques rencontrées. Tombé dans les oubliettes économiques
et gestionnaires, il ne resta dès lors aux organisations que l’application d’un
contrôle toujours renforcé, comme si la solution aux dysfonctionnements était
là. On recommencera à comprendre plus tard (trop tard ?) que ce sont les acteurs de terrain
qui disposent véritablement des réponses.
Mais en attendant, le contrôle appelle la
centralisation de ses résultats, la rationalisation de son usage et la
généralisation de ses conséquentes préconisations. Dès lors, l’intelligence de
l’acteur de terrain est non seulement inutile mais gênante, dérangeante, et bientôt considérée comme un frein au développement. Le système bureaucratique devient alors ce que
l’on connaît, un système de contrôle et d’exécution. Ainsi, toute pratique,
toute action, est "mise en procédure" pour être généralisée. L’idée induite, c'est que l’organisation étant « contrôlée » (de fait prétendument "sous contrôle"), elle soit juste et
efficace… Tiens, voici l’apparition d’une nouvelle croyance, laquelle fait
fi de l’humain, le montre même du doigt comme porteur des erreurs du même nom. Peut être là un nouveau dogme...

Un autre directeur des Postes me disait en 91, lors de son
départ à la retraite, « Cette organisation est mortifère. Elle détruit les
gens qui font tourner la boutique ». Le questionnant sur ce qui le lui
faisait dire, il m’indiquait : « Ce sont les postiers eux même qui
ont inventé les casiers de tri dans les centres, dans les bus, dans les trains
et les réseaux d’acheminement. Ils ont développé le service à la personne comme
personne et aujourd'hui, non seulement leur parole n’existe plus mais on casse
l’outil de travail qu’ils ont élaboré sans leur en parler. Ces gens là
n’existent plus. Ce ne sont plus que des agents ». Le propos fut bien plus
long que cette courte restitution, mais je me souviens que c’était là sa
teneur. Il y a donc une disparition de la personne et de ses caractéristiques
d’intelligence et d’émotion, derrière la fonction strictement exécutrice.

Que sont les organisations totalitaires ? Ce
sont tout d’abord des structures pyramidales, voire linéaires, un peu à
l’instar de la société des corbeaux : une ligne verticale où le premier
commande tout, a tous les droits en terme de territoire, de nourriture et
d’activité sexuelle ; le second commande tout et a tous les droits sur ce qui est seulement en dessous de lui. Ainsi de suite…
A chaque étage de l’organisation, il existe un niveau
de décision, une parcelle de pouvoir qui fait que personne n’a la
responsabilité de la totalité du programme, laquelle responsabilité est donc diluée
dans l’organisation. C’est ce que nous a appris, entre autres, le procès de
Nuremberg. La conscience de ce processus faisait dire à un manager
intermédiaire dans ce type d’organisation bureaucratique : « Je ne
suis pas le conducteur du train d’Auschwitz ! » Il précisait ainsi
que, même si sa contribution aurait pu être très faible dans un projet dont il ne partageait
ni l’éthique ni la morale, il ne souhaitait pas l’apporter, conscient qu'il était de l'état du
système. C’était sa façon de résister à la bureaucratie dont il ne partageait
pas les principes.

En résumé, qu’est ce qui fonde un système
totalitaire ? Outre sa structure pyramidale ou verticale resserrée, il y a
cette centration idéologique, une représentation du monde qui fait dogme. Elle est en
même temps porteuse de valeurs structurantes et tous ceux qui ne sont pas dans
la ligne sont éjectés. Il y a cette dilution de la décision et des
responsabilités qui fait que, vaille que vaille, le projet suit son cours. Il que le système ne tient que par l'adhésion des acteurs.
Il me semble, alors, que, confiant dans la présence et la douce pression des alternants culturels, il ne nous reste que la
restauration d’une approche managériale humaniste pour désamorcer ces fonctionnements
mortifères et immortels. Mais, quoi qu'il en soit, un autre "monde" se construit dans les failles de celui-ci.
Jean-Marc
SAURET
Publié le mardi 27 mai 2014
Lire aussi : " Proudhon aurait-il eu raison ? "
Pour développer cet aperçu sur d'autres axes, avec d'autres éléments de recherche, voici le lien vers un article d' Hubert GUILLAUD, publié le 7 juin dans "Le Monde".
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Pour développer cet aperçu sur d'autres axes, avec d'autres éléments de recherche, voici le lien vers un article d' Hubert GUILLAUD, publié le 7 juin dans "Le Monde".
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