Michel
MAFFESOLI, dans l’ensemble de ses nombreux ouvrages, témoigne de
la vision d’une Post modernité comme le temps futur et déjà là.
Il se caractérise par l’effondrement des finalités du monde, des
raisons d’être à long terme de l’humanité et de chacun. Là où
la modernité posait la raison comme fondement de la connaissance, la
post modernité pose l’émotion. Là où la modernité posait le
progrès, issu de la science construite dans la raison, la post
modernité évacue l’hypothèse de progrès et se pense dans un ici
et un maintenant. Fini les finalités lointaines, les lendemains qui
chanterons, le fameux temps des cerises. Là où la modernité
pensait la verticalité de la société fondée sur la connaissance,
la post modernité pense des tribus rassemblées sur des émotions,
des envies partagées, des informations. Là où la modernité
pensait la permanence, la post modernité oppose le zapping et
l’impermanent. Là où la modernité pensait des identités
diachroniques ancrées dans le nom et l’histoire, la post modernité
oppose les principes de liance, déliance et reliances des acteurs
aux multiples appartenances groupales sur des modes de consommation.
Hélène
RICHARD ne déconstruit pas cette approche du sociologue français.
La psychologue et psychanalyste canadienne pense cette post modernité
comme un entre deux avant le temps qui vient. Elle pense la post
modernité à l’instar de la renaissance, fermant la période
gnostique du moyen age, avant que n’apparaisse la modernité
rationnelle. Pour elle, ce temps d’après a déjà ses ancrages
dans l’actuel et le quotidien. Il nous appartient de les lire pour
comprendre ce temps qui vient.
L'ultra
consommation, fondée sur la vision darwinienne, quelque peu
détournée, de la dévoration et de la prédation, regarde l’humain
comme une mécanique de consommation. Elle installe le moyen, ses
moyens (le confort, manger, boire et dormir), en lieu et place de
l'objectif d’être là qui ne s’épuise pas dans l’organisation
du processus vital mais aussi, voire essentiellement, dans le lien
social.
Nous
avons quelques indications à penser que l'objectif et l’essentiel
de l'humain sont son lien social, son être ensemble, son inscription
dans le langage et son système de reconnaissance mutuel dans le
champ social, allant jusqu'à la construction des identités
groupales et personnelles.
Hérodote
nous rapporte, au 5ème siècle avant notre ère, qu'un pharaon,
désirant découvrir le langage « originel » que les
enfants devraient parler spontanément, avait tenté une étrange
expérience. Pour connaître quelle était la "langue première"
de l'humanité, on prit donc deux nouveau-nés à leurs parents et on
les confia à un berger pour qu'il les éleva avec ses chèvres. Le
pharaon avait ordonné que personne ne leur dise un mot et qu'ils
vivent dans une cabane isolée du monde extérieur. Au moment voulu,
ils devaient être allaités par les chèvres et ils devaient
recevoir tous les soins dont ils auraient besoin. Malheureusement,
Hérodote ne nous dit rien sur les résultats de cette curieuse
expérience.
Quelques
temps plus tard, au treizième siècle, l'empereur de Prusse Frédéric
II de Hohenstaufen chercha lui aussi à attraper le sabir originel.
Il renoua donc avec « l’expérience interdite »
renommée pour l’occasion par ses contemporains
"Stupor
Mondi"
(la merveille du monde). L’empereur voulait entendre quelle sorte
de langage et quelle façon de parler adopteraient des enfants élevés
sans jamais parler à personne. « Aussi - écrivait le moine
franciscain Salimbene dans ses chroniques - demanda-t-il à des
nourrices d'élever les enfants, de les baigner, de les laver, mais
en aucune façon de babiller avec eux ou de leur parler, car il
voulait savoir s'ils parleraient l'hébreu, le plus ancien des
langages, ou le grec, ou le latin, ou l'arabe, ou peut-être encore
le langage des parents dont ils étaient issus… Mais il œuvra pour
rien, car tous les enfants moururent... En effet, ils ne pouvaient
pas survivre sans les visages souriants, les caresses et les paroles
pleines d'amour de leurs nourrices ».
De
nombreuses autres personnes au court des premiers siècles ont tenté
de trouver la langue originelle de l'Homme comme l'égyptien
Psammetichus ou James IV d'Écosse ou encore l'empereur moghol Akbar,
et cette courte liste n’est pas exhaustive. Ceci nous indique que
l’essentiel de l’humain vérifié durant des siècles est son
"être ensemble", sa socialisation autour de l’être de
langage, loin de la satisfaction des besoins vitaux ou de la
réduction des contraintes environnementales.
Nombre
de travaux depuis Piaget indiquent ce temps de socialisation primaire
dont bénéficient les tout jeunes enfants au contact de leur
entourage, temps déterminant pour leur sensation de soi et leur
construction. Sans jamais renouveler « l’expérience
interdite », nombre de travaux récents indique l’impact de
la socialisation dans la construction identitaire. L’ensemble des
travaux à propos des « enfants sauvages » montre cette
corrélation étroite et il me souvient de l’histoire de cette
jeune enfant loup, morte à dix sept ans, l’age maximal de vie des
loups, qui n’a jamais pu se tenir debout ni jamais parler.
Tout
ceci tend à nous indiquer que l’essentiel, l’objet de l’humain,
est, puisé dans l’être ensemble, le lien social. Il en fait son
essentiel, si essence il y a, son fondement, son sacré.
Ce
donc sur quoi s’articulent les approches de Michel MAFFESOLI et
Hélène RICHARD est cette vie faite de relations et de convictions,
de co-construction identitaires et d’intelligence dans la relation
et les phénomènes de croyance, de valeurs, d’éthique. Ici, le
vertical (diachronie de la transcendance des valeurs et croyances)
rencontre l’horizontal (synchronisme du relationnel). C’est à ce
carrefour que se trouve "le Diable" de nos essences, de ce
que nous sommes, de ce que nous voulons et savons faire. La légende
du blues ne naît pas d’un seul imaginaire culturel, mais bien
d’une réalité symbolique. A cette croisée des chemins se trouve
le fondement de notre réalité humaine, de nos identités, de nos
possibles.
Si
les moyens de survivance et la satisfaction des besoins fondamentaux
étaient le socle de nos réalités, alors la course effrénée à
l’avoir serait universelle et perpétuelle. Ors, ce que nous donne
à voir Claude Lévi-Strauss,
dans ces travaux ethnographiques, est bien cette pluralité de
l’humanité loin de cette centration où la croyance, l’identité,
la pensée d’une cosmogonie dans laquelle l’humain s’inscrit,
font l’humanité. C’est bien le système de représentation du
monde comprenant la place et le sens de l’humain qui fait l’objet
et la démarche de "l’être au monde".
Ce
que nous constatons dans l’évolution de notre société est
l’évolution des postures. Au milieu de toute cette agitation post
modernes, on distingue un changement culturel qu’expriment des
postures en désaccord avec la consommation à tout prix. Plutôt que
de courir à faire une carrière brillante, bien des cadres des
organisations préfèrent privilégier du bien être, de l’être
ensemble, des copains, des amis, du lien social. La publicité l’a
compris aussi et tente dans nombre de ses paraboles d’y inscrire
ces nouveaux comportements. Nous voyons aussi le développement des
modes coopératifs alter consommateurs, non pas pour des raisons
strictement économiques mais de lien social. Ces alternants
culturels préfèrent l’usage à la propriété. Ainsi se
développent des partages et des échanges nés d’abord dans les
"banques d’échanges" rationalisé ensuite dans des
systèmes "SEL" puis MAPA. Tout un courant comportemental
plus éthique, humaniste, voire spiritualiste ou féministe, mais de
toute évidence pragmatique et responsables, se développe avec un
discours de justification qui n’a rien d’économique, au prétexte
que ce serait moins chers ou que les produits seraient meilleurs,
mais comme ils l’affirme : « Pour développer du lien
social, un mieux être ensemble ».
Ces
nouveaux acteurs, qui s’inscrivent dans une alternation* culturelle,
proposent un nouveau mode de société centré sur la personne et non
sur son économie. La nouvelle réalité est dite. Aujourd’hui se
rencontrent dans un autre carrefour l’essentiel de l’humain dont
l’approche scientifique nous parle et la posture des acteurs. A ce
carrefour se trouve une nouvelle pierre d’angle, un nouveau
paradigme social : « la personne au centre ». Depuis
plusieurs années, ces valeurs directrices s’inscrivent dans des
discours politiques comme un reflet des aspirations des gens. Ils ne
les porteraient pas s’ils ne servaient leurs campagnes…
Ces
éléments font symptômes de l’émergence de cette alternation
culturelle. Elle est bien là, bien présente, pas encore
correctement reliée mais ce n’est pas ce que cherchent ces acteurs
là. Pas de parti, si non pirate, pas d’association formelle mais
des assemblages d’acteurs anonymes actifs et responsables. Ce sont
les « Anonymus », les « Indignés », les DIY,
les alter consommateurs, des hackers qui s’inscrivent dans ce « Do
It Yourself » d’un Allen GINSBERG. Ils ne sont pas des
logiques de pouvoir, pas dans des logiques de territoire, de
propriété ou d’affichage égotiques. Ils sont dans l’agir
communicationnel, la créativité, l’élaboration des cathédrales
qu’ils aiment, le plaisir de faire, les coopérations, la maîtrise
d’usage. Pour eux, l’économie est un mot étrange. L’œuvre
leur parle mieux. Ils semblent avoir remis le monde à l’endroit
avec la cathédrale pour objectif et le partage des savoirs, des
intelligences et des moyens au service de son élaboration.
Ce nouveau mode social présente donc des caractéristiques spécifiques. Si l'on reprend la polarisation proposée par le sociologue Michel MASFFESOLI, où la post-modernité succédait ainsi à la modernité selon quatre variables :
- La rationalité moderne a été remplacée par l’émotion directrice hasardeuse
- L’individu comme base d’organisation s’est vu remplacé par des tribus émotionnelles
- La hiérarchisation pyramidale, l’organisation verticale, a été remplacé par l’ambiant, le reliant émotionnel.
- La finalité lointaine, ce lendemain qui chanterait, était remplacée par l’ici et le maintenant
…
l’alternation culturelle, ou « le
temps d’après », ce "déjà-là", se caractérise par :
- Après l’émotionalité hasardeuse, voici le calme plaisir de faire, le retour à l'oeuvre dans un pragmatisme heureux, intuitif : Just do it yourself !
- Après le tribalisme émotionnel, voici le retour de la personne engagée, désireuse
- Après l’ambiant et le reliant émotionnel, voici le réseau de "talents projetés" connectés
- Après l’ici et le maintenant, voici le hors temps global, avec l’œuvre intemporelle, l'éternité d’un progrès maîtrisé
Les
identités s’inscrivent dans la fierté d’avoir réalisé. Peut
être bientôt entendrons nous de nouveau ces phrase anciennes :
« tu vois, ce truc là, c’est moi qui l’ai fait et tout le
monde s’en sert… Génial, non ? » ou plutôt :
« C’est nous qui l’avons fait ! Génial ! »
Jean-Marc
SAURET
Le 14
août 2012
* L'alternation,
en sociologie, est le fait de devenir un
autre, de changer de culture, de religion, de parti ou de croyances, et donc de
posture, de modes de faire et même d’identité. Cf. Claude Dubar, La Crise des
identités. L’interprétation d’une mutation, Puf, Le lien social, 2000, p. 171
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