Lors
d’une matinée d’août dunkerquoise, j’assistais à une conférence du philosophe
Gérard Wormser, fondateur et directeur de Sens Public. Son intervention
concluait un colloque de consultants autour de la création d’un learning
center. La création de cette innovation lui fit très logiquement aborder
l’évolution de notre société et donc aussi quelques invariants qu’il
observait.
Il nous fit remarquer fort justement, qu’il n’y a
pas de réalisation aucune sans lien social et qu’il n’y a pas de
lien social sans contenu, sans valeurs référentes, affichées ou en creux. Nous
en sommes d’accord. Ce qu’il nous fit remarquer ensuite est l’évolution de
notre lien social vers une atomisation de ce que nous appelons « la
société », qu’elle est en perpétuelle recherche d’un équilibre entre excès
de socialité et excès d’atomisme. Il nous montra que ceci se passe par un troc
particulier : l’abandon de corporation contre la prise en charge individuelle
de toutes les contraintes. Ceci n’est pas sans nous rappeler la représentation
d’un monde idéal anarchiste proposé par Pierre Joseph Proudhon, pacifiste, mutualiste
et solidariste (je renvoie à cet ancien article que j’avais intitulé
« Proudhon aurait-il eu raison ? »).
Corrélé à ce troc d’engagement et de
responsabilité, Gérard Wormser disait observer la disparition des
« indicateurs extérieurs » de l’identité. C'est à dire que ce n’est
plus l’environnement qui nous dit qui nous sommes comme cela l’était dans la période
moderne avec la qualification par les savoirs et les compétences, ou lors des
périodes précédant la modernité (le moyen âge) avec les
appartenances corporatives. S’il n’y a plus d’indicateur d’identité à attendre
de la société c’est aussi parce qu’elle n’existe plus et elle n’existe plus
parce qu’elle ne renvoie plus rien de pertinent de notre identité. Ce
serait donc la fin des sociétés, la fin des groupes d’appartenance et
d’identité au profit de l’émergence définitive de groupes de reconnaissance. Nous
sommes donc déjà au delà des tribus de la post modernité, déjà dans les réseaux
de l’alternance culturelle (cf mes articles sur l’évolution sociétales :
« Post-modernité et alternance culturelle 1 - l’homo
consommateur », et « Post-modernité et alternance culturelle 2 – le
temps d’après »).
Avec l’obsolescence du concept de société, nous
voyons que l’insécurité sociale devient le moteur de notre être ensemble.
Hannah Arendt posait que la conflictualité était le fondement de la dynamique
sociale. Nous voyons ce concept dès lors obsolète aussi : dans
l’alternation culturelle, nous sommes passé du conflit à la coopération
réalisatrice. Je dirais même que les variables de notre lien social sont, en
même temps, la coopération et l’indifférence. Paradoxale simultanéité !
Nous voyons que ces génération « Why »
(dites « Y ») n’appartiennent plus à des entreprises, à des
organisations, à des partis, mais zappent d’une utilité à l’autre. C’est bien
là la grande différence entre post-modernes à l’identité floue, cent fois
réassurée dans l’ultra consommation ou jouissance par les objets, indicateurs
ou emblèmes des tribus d’appartenance… et ces alternants
culturels tournés vers l’œuvre, la cathédrale à construire. Maslow est donc
définitivement dépassé. Nous avons davantage besoin de la roue de Manfred
Max-Neef pour comprendre et analyser que ces besoins fondamentaux, passé le
seuil rédhibitoire d’insatisfaction, continue de fonctionner comme des désirs,
des envies, des pulsions, moteurs de l’action. Nous voyons alors que,
par exemple, nous sommes en capacité de reculer sur nos exigences en matière
matérielle (vivre plus chichement, plus ascétiquement) ou sécuritaire (plutôt
prendre les risques du zapping professionnel que choisir la sécurité de
l’emploi), pour se créer les conditions d’un « éclatement personnel »
dans l’activité publique et professionnelle, comme monter son entreprise
ou développer une activité toute nouvelle et libérale, voire construire son bateau et parcourir les mers.
Sumantra Goschal et Christopher Bartlett nous
indiquaient bien, déjà en 97, dans l’ouvrage « L’entreprise
individualisée », que, dans une nouvelle donne sociale, les gens
développaient des coopérations pour réaliser leurs cathédrales. Ils indiquaient
là, alors, la posture centrale des alternants culturels.
Nous voyons aussi émerger cette indifférence à ce
qui n’est pas « contributible » au projet que l’on poursuit.
Indifférence totale jusqu'à l’inexistence. Cette indifférence « fait le
ménage » autour de son projet, le protège. Elle en centre et installe
l’importance, isole et identifie ou caractérise les tribus. Ainsi, coopérations
et indifférences constituent les deux nouveaux piliers de la dynamique sociale.
Ici la structure organisationnelle, l'identité de marque, d'entreprise, sont
sans intérêt. Elles ne sont que du décor et défilent derrière la vitre du train
des projets.
Nous redisons donc :
pas de société, pas de groupes identitaires ou d’appartenance, pas de
structures organisationnelles, juste des projets et des coopérations en réseau
environnées de l'indifférence de ce qui n'en est pas. Mais ceci nous pose
question car il ne peut y avoir de lien social sans culture et la culture,
c’est bien ce qui constitue les sociétés. Or nous comprenons qu’il
n’y a plus de société globale ou locale, qu'elles ne font plus référence à
structurer le lien social… Où se structure donc cette identité d’où les acteurs
agissent ? Bref !… Comment ça marche ?
Le sociologue de Louvain, Marcel Bolle de Bal,
nous indique que les comportements sociaux ont muté d’une permanence, d'une
constance à un flottement, à une impermanence, une sorte de zapping groupal. Il
pose trois concepts en poupées russes : la liance (je suis lié à ma
famille, à mon groupe de naissance, village, communauté ethnique ou autre), la
déliance (je m’en sépare parce que rien ne m’y retient et la question du
pourquoi semble n’avoir même pas de sens) et la reliance (je me rattache à un
autre groupe, ou le visite seulement, parce que je m’y sens bien, parce que
j’ai quelque chose à y faire, parce que je suis simplement là). Nous voyons dans
ces observations là, que la question « raisonnable » est évacuée,
inopérante, que les facteurs de circonstance ou émotionnels sont actifs et
prépondérants. Le réseau est donc bien un nouveau lieu informel de
socialisation. Le réseau est là comme contexte d’auto management, ou se laisse
faire l'entre soi, là où se décident des collaborations.
Mais nous n’avons
toujours pas répondu à la question de la constitution identitaire chez ce
nouvel acteur social. Puisque nous oscillons entre socialité et atomisme, que
nous avons lâché toute société, toute appartenance toute identité collective
pour une simple reliance émotionnelle et d'action de réalisation dans des
tribus de reconnaissance. Quelle est alors la part commune de
socialité, et de lien social si indispensable ? D'où vient la
rupture ? Qu’est ce qui s’y substitue ?
Le fait est que nous
rencontrons, dans les organisations et ailleurs, des personnes qui souhaitent
vivre l'instant, « carpe diem », le projet seulement,
l'action réalisatrice où s’agglomèrent des acteurs par les apports pratiques ou
émotionnels qu'ils procurent. Ils opposent une résistance compulsive au
déterminé comme s'il était enfermant, comme s'ils cherchaient autre chose, à
combler ce vide profond, ce tonneau des Danaïdes identitaire, d'assurance en
soi.
Après la boulimique recherche identitaire par la
consommation avérée totalement insatisfaisante, il y a de l'existentialisme
dans la démarche suivante, comme si « Le Faire » comblait le vide
identitaire. Sacré génération « Why » (Y)... Re bonjour,
Monsieur Jean-Paul Sartre, mais l'environnement est bien différent de celui
dans lequel vous avez pensé.
Alors, de quoi est faite
cette reliance, ce lien social indispensable ? il semble que ce soit
seulement dans une méta-culture de l'être, de l'étant. Ce n'est pas l'idée
d'une culture locale, d'opposition, en creux du dehors incertain, de la
différence menaçante, mais dans l'idée absolue de l'être, peut être dérisoire,
mais la question est alors fermée, résolue, la définition absolue, définitive et
cependant dérisoire, « sottile » comme disent les italiens, si mince
de l’être, de soi.
Désormais, de toute
part, les acteurs se tournent vers le désir d’œuvre, celle qui leur donnera le
plaisir, la sensation de toucher le réel. La question identitaire est
abandonnée, laissée de côté. Alors la pensée de Mandeville revient, lancinante,
pour nous répondre avec la fable des abeilles. L'ultra personnalisme de la
démarche de chacun vers son miel, quel qu'il soit, rencontre l'accordage avec
les autres et, ensemble, ils font la ruche, le pain de miel : « Vices
privés et vertus publiques », écrivait Mandeville.
L'angoisse existentielle n'est pas ici
pathologique mais structurelle, comme une activité psychométaphysique, qui
fonde la raison de nos postures et donc de nos actions.
Nos comportements en découlent. Seule, la vision guide nos pas. Seule,
cette vision, non pas collective, mais diffusément partagée, d'un dérisoire de
l'être, vermisseau provisoire et dilué, peut être aussi émiettée dans
la masse du vivant. Elle trouve alors sa cohésion dans
l'activité constitutive, constructive. Comme si l'angoisse, hors de toute
souffrance, puisqu'elle n'est pas rupture, n'était que la question
ontologique. La réflexion des pensées courtes et binaires, emportées ou
importées par la pratique définitive du digital, ne porte plus sur les raisons
de l'être et de soi, mais sur son usage. Voilà pourquoi la question ne se pose
plus (ce qui ne l’empêche pas d'être là et de peser sur les comportements). Je
rappelle ici le concept d'identation que j'avais développé dans l'article
« Vous avez dit identation ? » où l'identité n'est ni un état,
ni une qualité, ni même une variable mais une activité.
Il nous apparaît alors
qu’une « ontologie de l'être d'usage » agirait comme une méta culture
et serait notre culture au quotidien. C'est bien l'usage que nous faisons du
monde, des choses et des gens qui guide ce que nous sommes, et fait
définition universelle de nous. Comme si le possible, l'idée du possible de nos
actions quotidiennes devenait notre humanité. Elle traverse les états, les
communautés, les langues, les particularités culturelles puisqu'elle devient
culture, soit le fond de notre être ensemble, de notre lien social, de nos
convergences, répulsions, collaboration et évitements d'aveugles.
Je ne sais pas si cette
ontologie nous vient d’une pratique omniprésente des réseaux sociaux, des TIC,
mais ce qui est sûr, c’est qu’elle « chapeaute » les cultures
locales ou particulières.
Cette modification
introduit un risque, celui d'une représentation, d'une part, désincarnée de
l'être et, d'autre part, robotisée, à savoir déshabillée des émotions et des
préoccupations mais paradoxalement, pas du désir. C'est l'insatisfaction qui
devient la maladie. La frustration est alors beaucoup plus stressante puisque,
issue des pratiques d’ultra consommation. Il apparaît, monte en chacune et
chacun, une obligation de satisfaction et non pas d'adaptation. C'est cette
ontologie de l'être qu'a produit la post-modernité.
Mais, le stress aidant,
l'humain réagit, « se soigne », se « met en cure »,
rechigne à consommer, rejette la surconsommation avec les frustrations qu'elle
génère. L'humain devient plus un utilisateur qu'un consommateur propriétaire et
ainsi l'ontologie de l'être d'usage apparaît pleinement, s'installe comme la
culture alternative. Celle, justement, sur laquelle nous nous sauvons
individuellement (et donc aussi collectivement) de la douleur de la
frustration, de l'impossibilité à satisfaire la jouissance. Cette perspective du
plaisir est bien contenue dans le désir. Voilà la réponse à la
question de fond que nous nous posions.
Mais ce n’est pas tout.
Nous assistons aussi à l’émergence d’une démarche esthétique (ce qui est beau
et bon pour moi) dans un contexte de prévalence de l’imaginaire dans la vie du
lien social. Elle est la forme, et les conditions, de la quête. Elle est
le cadre de l’expression de cette ontologie de l’être d’usage. Nous voyons
pleinement aussi que ceci a une incidence profonde sur la question du
management et des organisations.
Ainsi, l’acteur est dans un nouveau système,
trans-organisationnel, « coopérant jouisseur » à l’œuvre
portée par des gens incarnant la vision finale, ce que sera la cathédrale. Il
me semble donc que le manager disparaît derrière la prévalence de
« l’incarnateur d’image de finalités ». Je veux dire par là que nous
nous relions autour de porteurs de sens, d’espoir de jouissance quelle qu’elle
soit, esthétique, émotionnelle, affective, intellectuelle, etc. S’il fallait
illustrer le processus, je raconterais l’histoire de cette personne
qui imagine constituer une chorale de rue non annoncée. Les chanteurs se
fondraient dans la foule et puis, à un signal donné par le commencement de l’un
d’entre eux, tous, progressivement, entreraient dans l’action, graduellement et
inonderaient de musique et de stupeur heureuse la rame du métro. Les acteurs
possibles, approchés ou interpellés par l'idée, se
proposent : « Génial, ton truc ! Qu’est-ce que je peux
faire pour toi ? Je sais faire ça… Ca t’intéresse ? ». « Banco
et bienvenue ! » acquiesce l’incarnateur de l’image finale. Tout se
construit, non pas selon une programmation définie, une planification arrêtée,
un projet tracé, mais selon les apports et les opportunités, la gestion des
contraintes et la transformation des résistances.
Avons-nous alors, besoin de managers ?
Ce ne sont plus les
organisations qui nous intéressent mais les inter-phases, ou les
interfaces entre les acteurs. Plus besoin de sociétés, d'organisations, de
structures et de plan, de programmation et d’enregistrement des processus. Les
organisations statiques ont besoin d’acteurs mobiles pour pérenniser leur
présence sur les actions, les chantiers : Il n'y a plus de marchés. Il n'y a
que des chantiers. les organisations ne sont plus que des terrains de jeux où l'on passe et s'associe pour faire. Nous avons changé de logique. Nous sommes passés des logiques
de valeurs d'échange, d'offre et de demande, à une logique de valeurs d'usage.
Ce n'est pas moi qui le dit ou le propose. Je le constate et le traduis en
mots. Le monde ne va pas vite, il va inexorablement ailleurs.
Mais retenons encore
que ce qui est prévisible n'a pas d'impact sur l'évolution. Ce sont toujours
les accidents de l'histoire qui font changer le monde, les postures, les jeux
de rôles ou d’acteurs, les comportements, les représentations. Qui aurait prévu
l'ordinateur nomade, l'usage explosif des SMS ? Et si nous faisions
confiance aux gens ? Et si nous illuminions nos environnements de nos
rêves visions prospectives, de nos cathédrales intérieures ?. Il me
revient que les idées nouvelles du dix neuvième siècle ont été jugées utopiques
par le vingtième et certaines réalisées dès le début de ce vingt et unième
siècle… Il est temps d'accorder l'autonomie fertile à nos collaborateurs
et collaboratrices. De toute manière ils et elles la prendront.
Un exemple ? Fourrier inventait les phalanstères
où l’on choisissait son activité selon ses goûts. Aujourd'hui, qui penserait
incongru de conduire sa réalisation professionnelle en dehors de ses propres
goûts ? Un autre exemple plus « entreprise », plus international
tout en étant bien français ? Jean-Dominique Senard, Président et
Directeur général de Michelin, raconte lors d’une conférence que dans
l'entreprise, jusque dans ses ateliers, "ils ont" transformé le mode
de vie, laissant chacun s'approprier son avenir
immédiat, et déléguant l'autorité jusqu'aux plus
petits îlots de production. Les acteurs les plus bas de la chaîne de production gèrent en totale autonomie leur rapport à l'environnement, décident,
ajustent innovent leur modes de production, de la cadence à la quantité pour la
plus juste qualité attendue par le bénéficiaire. Ces gens s'attribuent rôles et
fonctions, s'autodéterminent, au regard de ce que chacune et chacun
sait apporter, s’inventent un « comment progresser et développer ses
compétences » ! L'ensemble des cinq phases du travail identifiées par
Herbert Marcuse, sont ici redonnées à l'entière gestion des acteurs de terrain.
Qu'en disent les acteurs ? Il se sentent reconnus (la première exigence
apparaissant dans les audits sociaux), bien, tranquilles... Est-ce risqué ? Aberrant ? La
hausse du bénéfice net de Michelin au premier semestre 2014 est de 23 %. No
comment…
Jean-Marc SAURET
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