L'approche différenciée des modèles mécanistes et organiques nous a donné quelques clés de lecture sur nos organisations, sur la manière de les faire évoluer ou pas. Nous creusons le sillon un peu plus profondément en abordant cette semaine deux autres points de regard : la dynamique des systèmes humains et, corrélé, la logique du vivant.
8 - La véritable dynamique d'une
organisation est son système humain
Imaginons donc que l’organisation
soit vivante. Chaque acteur est une personne pensante, comprenant, regardant et
ressentant, pressée de représentations pour certaines sociale et d’autres
personnelles, animée de désirs, de peurs et de perspectives. Chaque personne
est dans l’organisation comme une cellule vivante. Si nous projetons sur
l’organisation les représentations que nous avons d’un corps ou système vivant,
alors on conçoit aisément son autonomie et ses dépendances, sa capacité de
régénérescence, son cursus de vie de la naissance à la mort, son besoin et sa
capacité de « nourrissement », sa capacité de production et de
reproduction, d’adaptation à l’environnement, etc. Voilà bien des sujets que
l’on n’aborde pas en regardant une mécanique. Dans chacun des regards portés
ainsi, il y a des opportunités. La qualité du regard ouvre des possibles. C’est
d’ailleurs ce type de travail que propose l’accompagnement cognitif (ou coaching
cognitif) : mieux voir et regarder autrement pour développer des
opportunités.
Si de surcroît chaque cellule est
une personne humaine autonome en termes de pensée, d’action et d’intelligence, les
capacités propres au système vivant sont d'autant plus multipliées. Les pessimistes
avanceraient que ce sont là aussi les conditions idéales pour poser des
problèmes. Mais savons-nous d’où viennent la majorité des problèmes que nous
rencontrons dans une organisation ? Ils viennent de représentations
divergentes, de conflits d’intérêts, d’absence de communication, d’attentes et
d’autonomie frustrées, c'est à dire tout ce qui se passe dans une organisation. Dans ce type de "modèle" qui
ne communique pas, on traite le sujet comme une mécanique. En l'espèce on retire (ou empêche) tout ce qui devrait irriguer un système vivant, et en l'occurrence, les synergies d’action, de la communication, l'ensemble des conversations de
partage et de confrontation d’aperçus ou d’idées. Et sans parler de la considération, des essais,
de la prise de décision et d’autonomie des acteurs ! C'est en fait tout un cycle "pervers" qui se met en place et se pérennise.
« Vision un peu "bisounours" » pourraient rétorquer les mêmes pessimistes. Le consultant
demanderait alors : « Qu’est-ce qui vous le fait dire ? ».
J’entends la réponse posant qu’il y a toujours du mal dans les organisations,
que les gens ne sont pas tous bien intentionnés, qu’il y a l’erreur humaine et
l’envie de nuire pour des logiques de pouvoir et de territoire. A ceci, le
philosophe et sociologue Michel MAFFESOLI répond que le mal est l’autre face du bien,
une nécessité normale aux systèmes humains. Le nier relèverait alors d’une
posture "bisounours". « Ce que je considère existe et je peux alors en faire
quelque chose » nous indique la pensée constructiviste. Ce que je nie pour
anormalité continue de ronger le système parce que non traité, laissé en mode
de vie indépendante. Je peux dire que la moisissure n’a rien à faire dans un
meuble ou une maison. Si je comprends le phénomène et les raisons de son
développement, alors j’aère la maison et la moisissure s’en va. Il en va de
même pour la vie des organisations humaines. Elles offrent bien plus de
potentiel qu’une mécanique, et dans ces potentialités, nous choisissons de
favoriser certaines et de mettre des conditions défavorables à d’autres.
Comme nous l’avons vu, regarder
et manager une organisation humaine comme un système mécanique produit une
condition mortifère pour elle-même, faite des frustrations des acteurs. Mais
regarder une organisation humaine comme un système vivant ouvre un potentiel
considérable d’opportunités, même non envisagées, voire imprévues. Elle
accueille des problématiques nouvelles que l’organisation vivante sait traiter
elle-même.
Dans son nouveau livre
« Le gaucher boiteux » (Le Pommier, 2015), le philosophe Michel
Serres invite la pensée à vagabonder davantage hors des sentiers battus, quitte
à s’affranchir de méthodes, car l’humain ne crée qu’en errant. Par ailleurs,
l’ethnologue Pascal PICQ nous rappelle dans son ouvrage « Un
paléoanthroplogue dans l’entreprise » (Ed. Eyrolles, Paris, 2011) que
l’humanité s’est adaptée et a innové depuis trois cent mille ans sans projet,
sans méthode, sans plan ni organisation. La logique du vivant n’est pas une
logique rationnelle ni mathématique. Il s’agit d’une logique de la
confrontation et des opportunités, de l’effervescence et de la création. Pour
l’être conscient qu’est l’humain, nous ajouterons qu’il s’agit de processus de
création. Notre intelligence particulièrement symbolique sait associer et
comparer les réalités qu’elle considère. De cette activité apparaissent les
opportunités et naissent les créations.
J’entends la question :
« Ne faudrait-il donc rien diriger ? ». Ce que nous constatons
est que diriger est mal adapté aux dynamiques humaines, que donner à voir, qui
passe par l’intelligence de chacun, est bien plus efficace. Il ne s’agit pas
d’expliquer (les positions d’acteurs engagent un processus relationnel parfois
contraire à l’efficience) mais de partager les regards et les compréhensions.
Un historien s’était attaché à considérer la teneur des discours de
mobilisation que Napoléon faisait à ses soldats avant chaque bataille. Avant
Austerlitz, il leur parla de victoire et de gloire. Avant Waterloo, il leur
parla des risques.
Nous comprenons alors qu’un
système humain est une synergie d’acteurs. Il se développe sur des représentations
partagée et que ce partage se fait sur la qualité des relations, des
communications, des conversations et sur le portage haut de ces
représentations. Voilà pourquoi, pour cette question de portage haut et clair,
les organisation humaines « aspirent » des leaders dont la seule
raison d’être est d’incarner les résultat attendus, la finalité visée, l’œuvre
à accomplir.
9 - La logique du vivant (proactivité
automatique)
Il me souvient qu’enfant,
je jouais souvent avec l’un de mes frères à explorer les chemins, les bois et
forêts autour de chez nous. Un jour, après une marche qui me parut longue, nous
avons découvert une maison en ruine envahie par la végétation. Elle n’avait pas
de toit. Les arbres l’entouraient, semblant la presser. L’un d’eux poussait à
l’intérieur. Les murs semblaient avoir respiré. Ils s’étaient écartés en leur
milieu. Des pierres étaient tombées. D’autres, poussées par les branches, se
détachaient du mur. Je me demandais si ce n’était pas la végétation qui tenait
encore ce bout de maison debout… J’avais alors compris très tôt la puissance de
la nature, la force du vivant.
On dit que la nature
a horreur du vide ou qu’elle reprend vite ses droits. Nous parlons aussi de nature
luxuriante ou envahissante. Nous voulons dire par là que la nature a une
proactivité automatique, qu’elle occupe les espaces laissés vacants, inoccupés.
Nous voulons dire aussi que si les conditions sont bonnes, ce développement se
fait sans retenue. On dit aussi que, dans la logique de marchés, les acteurs
possèdent la même proactivité automatique et que ceux qui se développent sont
ceux qui ont cette démarche. C’est là une force ordinaire de la logique du
vivant.
Si nous sommes en capacité
d’utiliser cette force, alors aucune organisation humaine ne connaitrait de
résistance. Les écologistes nous rappellent bien avec amertume combien la
civilisation occidentale est prédatrice de son environnement, comment
inexorablement elle développe les conditions de sa propre disparition à force
de destructions et de modifications par effets conjugués d’escalier et de
domino. Oui, cette puissance du vivant nous est bien connue, mais saurions nous
en faire le meilleur usage ?
Cette force n’a besoin d’aucun
commandement, d’aucun déclanchement, d’aucune alimentation. Elle est là et se
développe dans l’environnement favorable, et s’il ne l’est pas, elle s’adapte. Dans
nos organisations, tous les espaces non occupés sont colonisés par des acteurs
du terrain. Un grand patron d’une banque-assurance aux Etats Unis m’indiquait
que dans son entreprise il constatait que tout le monde savait innover mais que
dès lors que quelque chose dysfonctionnait, c’était plus compliqué. Il fallait
qu’il s’y intéresse, qu’il fasse remarquer qu’il fallait s’en occuper, qu’il
trouve la personne qui savait faire et qu’il l’autorise à le faire... Il me
demandait si c’était la même chose en France. Je lui indiquais que c’était tout
le contraire. Pour innover, tout le monde était plutôt prudent, ne voulant pas
risquer de prendre une décision sur le champ d’un autre et surtout pas de son
responsable. Mais que si quelque chose dysfonctionnait, personne n’en savait
rien parce que, sur le terrain, à l’endroit où ça dysfonctionne, les personnes
concernées faisaient avec quatre bouts de ficelles et un peu de bonne volonté de
véritables pontages coronarien. Admiratif, mon interlocuteur me
demandait : « Et c’est toujours comme ça ? ». Je lui
répondis qu’on commençait à manquer de bouts de ficelles…
Les systèmes bureaucratiques ont
cette puissance de ne jamais mourir, même par manque le plus crucial de moyens.
C’est très certainement grâce à cette capacité d’autoréparation ponctuelle et
locale. Mais, trop de contrôles viennent obliger les acteurs à suivre des
procédures sécurisées et les opportunités de réparer se font bien plus limitées.
Voilà une capacité vivante de ce
type d’organisation, aujourd'hui mortifère, dont nous ne savons peut-être plus
rien faire. Certaines organisations l’ont compris et posent comme normal qu’un
collaborateur fasse tout autre chose que ce pour quoi il est payé (Google,
Facebook). Ces organisations-là sont en train de libérer des potentialités
internes et accueillir des faisabilités nouvelles, de l’innovation, saisir des
opportunités. Voilà une déclinaison directe de l’usage du vivant. Il s’agit de
ne pas le retenir, plutôt de le favoriser et de lui ouvrir des champs
d’exercice.
Il y a quelques années, j’ai réalisé un jeu de carte
pour développer la conscience du champ managérial. Je l’ais fait sur le
modèle du jeu de tarots, celui qui se joue à cinq participants avec l’appel au
roi. Chaque lame d'atout est une action managériale outillée et décrite. J’ais renommé les quatre rois que l’on appelle comme des
opportunités ou des bonnes pratiques. Celui de pique s’appelle « le roi du
chaos ». Il s’agit de comprendre qu’il est utile de laisser, voire
d’organiser, des zones de chaos dans lesquelles les collaborateurs peuvent
s’exprimer librement, décider, expérimenter et risquer ce qu’ils veulent.
Ceci permet l’émergence de modes nouveaux, de réponses opportunes mais aussi
favorise l’implication, la recherche et l’innovation. Il n’est donc pas besoin
de forcer l’implication et la motivation. La force du vivant est déjà là et ne
nous attend pas. Il suffit d’organiser des zones de liberté que les gens
peuvent investir.
Ce que nous avons aperçu aussi
est qu’il existe une génération de personnes que je nomme les alternants
culturels (cf. JM SAURET, « Chroniques pour un management
humaniste », L’Harmattan, 2014, pages 97 à 110). Ces acteurs sont peu
consommateurs et déterminé sur l’œuvre qui les occupent. Ces pragmatiques
travaillent en réseau. Ils ont le tout leur temps et considèrent vos organisations comme
des terrains de jeu. Ils y expérimentent et exercent leurs talents avec ou sans
votre aval. S’ils ne peuvent plus, ils vous quittent avec leurs talents
augmentés chez vous. Il s’agit bien là d’une force vivante qui fera avec ou
sans vous. Comme la nature, cette « force-vivante-humaine » avance au
grès des opportunités, des climats et environnements favorables. S’ils ne le
sont pas, ils s’adaptent ou s’arrangent pour les changer.
à suivre : Management 7 - La vision guide nos pas et l'évolution des connaissances
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 23 février 2016
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