Poursuivant cette approche compréhensive du management des personnes et des projets, après un regard sur les logiques de corps et de réseaux, puis sur le développement des stratégies de non-guerres pas forcément pacifiques, je vous propose cette semaine un regard sur des comportements plus singuliers, ceux autour de l'oppositions des intérêts personnels et collectifs, ainsi que sur l'oppositions entre les stratégies de conquêtes récurent dans les systèmes bureaucratiques et celles de progrès bien différentes et courants chez les alternants culturels.
5 - Intérêts personnels et
intérêts collectifs
Nous ne sommes plus dans une société où la
violence et les pressions font forcément l’obéissance. Le ralliement se fait
sur des questions d’envie, de motivation, d’intérêt. Ainsi, la dynamique d’un
collectif repose sur la perspective de réalisation de « projets
d’intérêt » comme la réalisation de soi, quelques gains matériels ou de
notoriété, des avantages marginaux, une valorisation personnelle, le plaisir de
faire et d’apprentissage, et par écho l’idée d’une reconstruction d’image
personnelle, de référencement, etc. Les désirs individuels et les attentes en
creux, c’est-à-dire non exprimées, voire peu conscientes, ont besoin de trouver
un ancrage pour imaginer se réaliser. Ils le trouvent dans le projet collectif,
lequel peut être projet d’entreprise ou de service. L’intérêt n’a pas besoin d’être
commun. C’est le réceptacle qui nécessite de l’être, comme un « pot
commun », de manière à attirer et accueillir ces attendus personnels et
individuels. Par exemple, vont se retrouver dans un projet de changement
managérial dans une direction d’une institution publique, l’agent désireux de
ne plus subir de manager autoritaire aux oreilles bouchées, le technicien qui
prend plaisir à « bidouiller » dans les machines et les logiciels, le
manager qui ne veut plus subir la pression hiérarchique, le chargé de mission
en quête d’autonomie ou de reconnaissance, le chef de projet polarisé par le
type d’action à conduire, etc. Ensemble, ils sont mus par une envie partagée
mais pas commune. Le projet est bien le réceptacle de leurs envies, de
quelques-unes de leurs attentes et ils ont l’idée que là, ils pourront aller
vers leur but personnel. La reconnaissance entre eux de ces envies fait lien
tribal. Il en ressortira une image d’intérêt en creux du projet qui fera office
de ralliement.
Il n’y a pas dans les organisations de
véritable intérêt collectif. Il y a des actions dans lesquels les participants,
les acteurs impliqués ou concernés investissent leurs intérêts propres,
projettent qu’ils vont les y réaliser, assouvir. Cependant, l’idée de l’intérêt
général, ou collectif, agit comme « le panache blanc d’Henri IV ». Il
est une formalisation de l’objectif alibi, celui que tous peuvent nommer comme
la raison d’être là. Il pourra être agité comme raison d’être des actions
confiées ou demandées à chacun et chacune. Il pourra être agité comme le juge
de paix sur la régularité des conduites individuelles, et donc aussi, il pourra
être la pierre d’achoppement de conflits internes. Je pense, par exemple, à la
notion de service public qui renvoie à une posture valorisante et
« réalisante » pour chacun des participants. Ce qui est premier,
c’est bien la réalisation de l’image personnelle dans une fierté de soi. Pas le
service en tant que tel, soit-il public.
On comprend alors que les postures des
acteurs sont déterminantes dans la dynamique collective, bien plus que
l’intérêt dit commun. Il s’agit donc d’un ancrage de l’intérêt personnel dans
le projet ou l’action collective. La qualité de la posture individuelle est
donc le socle de la dynamique collective. Regardons alors quelques exemples.
Un « consommateur post-moderne »,
dans l'entreprise, ne peut pas s'investir et trouver de l'intérêt dans une
quelconque production, sur l’idée de sa qualité ou le projet de l'œuvre à
réaliser. Son désir de « jouissance », comme aurait pu l’indiquer
Lacan, le mets dans une urgence immédiate et dans un focus local tel qu’il est
imperméable à la projection et à la distanciation. Il est dans une perspective
de consommation hic et nunc. Aucun projet ne se prête à ce type de posture. Il
est donc logique que ce type d’acteur, ne trouvant pas projet à son désir,
entre dans un processus de frustration, de souffrance au travail pour lequel il
développera un système de défense, lui aussi immédiat et local. Il deviendra
peut-être un râleur de service et se rapprochera d’autres ayant, inconsciemment
ou pas, opté pour la même posture. Nous aurons là une tribu résistante à
« tout ce qui n’apporte pas une jouissance immédiate ».
Un « rationnel moderne » trouvera
un écho à son mode de penser dans des organisations structurées aux procédures
bien modélisées, où la répartition des rôles sera claire et distincte. Il se
reconnaitra dans une raison d’être claire et affirmée de chacun et du service,
de la direction, voire de l’institution. Ce n’est pas le projet lui-même qui
sera suffisant à son investissement mais la forme qu’il prendra. Le même projet
mal défini, mal porté, peu structuré produira chez lui un doute certain voire
une certaine répulsion.
Il n’est pas indispensable de s’occuper de la
motivation d’un « alternant culturel », ce créatif pragmatique et
« réseauteur » qui prend son temps. Il est déjà en action. Il a pris
des contacts. Il a reconnus nombre d’acteurs potentiellement utile à son projet
personnel ou porteurs de projets intéressants. Il est déjà en train de
construire les modes de faire nécessaires. On ne « motive » pas ce
type d’acteur. Comme tout un chacun, il a ses propres motivations pour se lever
le matin et venir au travail. Pour sa part, il n’attend personne et
l’entreprise, l’organisation, est un terrain de jeux. Il entreprend. Il
projette et mets en place. Il prend tout son temps. Il a bien compris qu’on ne
construit pas seul. Il assoie son projet sur les compétences qu’il rencontre et
non l’inverse. Il participe à d’autres projet sur lequel il est sollicité ou
pas, et ainsi développe et fait vivre son réseau. Il avance, avec ou sans vous.
Nombre de managers s’interrogent sur la
problématique de la motivation, comment y répondre au mieux, en trouver les
leviers et les outils. On comprend là que cette problématique n’appartient pas
au manager seulement mais à chacun des acteurs invités à participer, concernés
ou impliqués. La motivation est dépendante des postures d’acteurs, pas d’une
mécanique centrale au projet. C’est là une erreur source prolixe de
frustrations sur laquelle s’usent bien des managers.
6 - Stratégies de conquêtes et
stratégies de progrès.
Nous connaissons, dans la nature,
des systèmes de prédation (le lion mange le gnou) et des systèmes de
coopération (le requin et le poisson pilote, l’anémone et le poisson clown). Appliqués
dans les organisations humaines, elles sont porteuses de stratégies distinctes.
Pour les premières il s’agit de la conquête des biens, des savoirs et des
territoires, et pour les secondes, il s’agit plutôt de construction commune
d’œuvre, de progrès sociaux, techniques et méthodologiques.
Les organisations bureaucratiques
actuelles sont plus occupées par la culture mécaniste (organisation
scientifique du travail) que par la culture organique pariant sur les forces du
vivant (Ecoles humaniste de management). La première culture se trouve plus
naturellement liée aux systèmes de prédation. Elle produit le développement de
stratégies de conquêtes dans un combat de chefs. Quant à la seconde, liée aux
systèmes de coopération, elle tend à produire une stratégie de développement et
de progrès dans une émulation des experts.
Nous avons observé qu’il n’est
pas incompatible de développer des stratégies propres à une organisation dans
une autre. Ainsi, des services et directions dépendants d’organisations
bureaucratiques peuvent développer des stratégies de coopération, passant
pardessus les structures et réglementations organisationnelles. Ainsi, le
député maire de la ville d’Issy les Moulineaux, indiquait, lors d’une de ses
interventions au CESE, comment via les TIC il conversait directement avec le
maire de Rio de Janeiro par-dessus les états et leurs représentants.
Autant les stratégies de
conquêtes reposent sur une priorisation (objectifs et enjeux) de territoires,
de propriétés et de pouvoirs, autant les stratégies de progrès reposent sur une
priorisation (objectifs, enjeux) d’une œuvre à accomplir. Comme ces stratégies
ne sont pas incompatibles, on peut voir, en variant ou échangeant les
objectifs, des stratégies de coopération et de développement se superposer à
celles de conquête. C’est, me semble-t-il, le propre des réseaux mafieux et
extrémistes. C’est aussi de ce mélange que vit l’économie libérale.
Ainsi des constructions en mode
projet, sensé se tourner vers l’œuvre à accomplir, peuvent répondre à des
démarches de conquêtes ou en être l’objet. C’est, par exemple, le cas dans les
phénomènes d’instrumentalisation. Mais des éléments singuliers inattendus
viennent influencer la mécanique et ses rouages. Je pense à la conduite d’un
projet de réorganisation. Tous les acteurs impliqués et concernés avaient été
invités à s’exprimer sur la manière de conduire la démarche. Or, la logique
métier rendait incompréhensible l’éclatement prévu de certaines fonctions. Les
activités de compétences particulières, liées à une professionnalisation, ne
pouvaient être exercées par d’autres acteurs. Il a fallu imaginer des
autorisations spéciales pour rendre faisable la réorganisation, mais les
acteurs récipiendaires de la compétence ne le voyaient pas d’un bon œil, tandis
que les acteurs lâchant cette part d’activité y trouvaient un avantage
confortable. La posture autoritaire des dirigeants, bien qu’ils pensaient y
avoir mis les formes, parce qu’ils ne voulaient pas reculer sur la démarche, a
rendu ce changement inopportun. Un accompagnement plus souple en aurait fait
une opportunité, voire un outil de changement. L’approche de ces éléments
singuliers, la manière de les considérer, en fait des contraintes ou des
éléments de réponses ou solutions.
Ainsi, la variable
« temps » est toujours présente dans les commandes et appels à projet.
Non seulement le commanditaire pose la contrainte des dates comme faisant
partie de la commande mais aussi les chefs de projets et autres contributeurs
posent toujours la question des dates afin d’être assurés de l’état de leurs
latitudes dans la gestion des contraintes et autres faisabilités. Cependant
qu’est-ce qui commande le temps ? Dans la plupart des cas, il ne s’agit
que de projection, voire peut-être seulement de peurs. L’objectivité de la
contrainte de date, bien qu’elle soit souvent celle de l’attente du client ou
bénéficiaire, n’est parfois même pas donnée (la fonction publique comme tout
système bureaucratique a cette habitude de la procrastination). Alors que l’on
considère la date comme faisant partie de la commande, faisant partie des
charges contextuelles, elle est jetée techniquement dans l’escarcelle du
réalisateur, du chef de projet et de ses contributeurs experts.
Si une pression est mise sur la
date, celle-ci est accompagnée de contraintes, de compressions de phases, de
pressions à la réalisation. Et nous savons que la pression crée le risque,
voire l’incident, au pire l’accident. Le projet est donc promis dans un temps
trop court pour rentrer dans les contraintes de temps de réalisation et de
livraison. Ces compressions du temps génèrent du risque qui, quand l’incident
survient, génère des retards. Le paradoxe est donc que plus un projet est
promis tôt, plus il arrive tard. Si nous laissons aux experts et chefs de
projet de donner le temps réel de la réalisation, il n’y a alors que très peu
d’incident et donc très peu de retard. Preuve en est que la variable temps
n’appartient pas à la commande mais à la réponse.
Alors pourquoi la variable temps
est toujours déterminée par le commanditaire ? Parce qu’elle est, non
seulement un marqueur de pouvoir à moindre frais (le client est roi), mais
aussi un moyen et un prétexte à exercer un pouvoir sur la réalisation. Et
pourtant, mis à cet endroit dans la construction du projet, nous comprenons
bien les dysfonctionnements que cela produit. « Oui, mais si nous laissons
la question du temps gérée par les réalisateurs (chefs de projets), ils feront
n’importe quoi ! ». Ah bon ? Voilà une perception bien
taylorienne de l’acteur ! Voilà aussi une transition toute faite vers le
sujet suivant.
à suivre la semaine prochaine : "Management 5 - Culture mécaniste ou organique"
à suivre la semaine prochaine : "Management 5 - Culture mécaniste ou organique"
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 9 février 2016
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