"Après quoi tu cours ?" est un
livre d'enquête du journaliste des sciences humaines Jean-François Dortier,
paru en septembre 2016. Le livre commence ainsi : "Le SDF, assis sur un banc, une
bouteille de bière à la main, m’interpelle : « Tu cours après quoi ? ». Nous
sommes samedi en fin de matinée, l’heure de ma séance de course. Tout en
continuant à courir, je me retourne et souris à sa petite provocation. Lui se
voit sans doute en homme libre, affranchi des lubies bizarres de tous ces
citadins stressés qui passent une partie de leurs loisirs à continuer à courir.
Mais sa question mérite d’être prise au sérieux : « Après quoi tu cours ? » Et
la réponse est loin d’être évidente."
Toute notre société s'est mise
à courir dans les rues, sur les routes et les chemins, en ville comme
en campagne, en forêts et même sur des appareils en salle. Le nombre de
gens qui courent a beaucoup augmenté dans le monde de l'Oural à l'Oural, mais
essentiellement dans le monde riche, aux USA, en Europe, au japon, etc. Au-delà
de l’analyse des causes que fait Jean-François Dorlier, la question du sens
transcende notre civilisation. La posture de coureur est-elle la même pour tous
? Non, nous répond Dorlier, elle est multiple. Quelle image, représentation de
soi et du monde, de son environnement porte cette posture ? C'est bien ce
que je voudrais savoir. A l'analyse, je comprends une première conclusion
globale : nous avons perdu le sens de nos vies dans les méandres de la
post-modernité et, comme pour conserver ce système qui nous emprisonne, qui
nous met en dépendance, nous courons à la recherche de ce sens tandis que
d'autres vont le chercher dans des quêtes spirituelles ou matérielles. C'est ça
la post modernité. Nous courons après le sens, sens de soi, sens de ce monde,
sens de sa vie, de la vie, de la civilisation ou société, sa propre raison
d'être...
Toute la quête de spiritualité consiste à répondre à cette question de
sens : "Qu'est-ce que je fais là et pour quoi faire ?" La sagesse
orientale nous indique que la réponse est le voyage, le chemin, pas le but et
c'est justement cela que nous avons perdu en post modernité : marcher,
progresser, changer, évoluer. Voilà, en l'espèce, ce que l'on veut. Avec cette réserve, qui s'avère essentielle : la condition est bien de
savoir ce que l'on veut ! Le drame, c'est que nous ne le savons plus.
Nous accueillons dans les entreprises et les organisations des
"recrutés", des "rentrants" qui font ce que nous leur
demandons, mais leur disons nous ce à quoi on souhaite les voir contribuer ? Savent-ils
leur raison d'être là avec nous, parmi nous ? Non, pour la plus grande part. Et
nous mêmes, le savons-nous pour nous même ?
J'interrogeais mes étudiants pour qu'ils me disent quelle était la
raison d'être des entreprises où ils effectuaient leurs stages ou leur
formation en alternance. Tous m'ont parlé de produits et de services et aucun
de ce à quoi ils pouvaient servir, à quel "meilleur vivre" ils
étaient censés participer, à quel monde meilleur ils étaient censés
contribuer... C'est pourtant ça le sens, la raison d'être profonde qui
éveillera en nous une certaine fierté de l'avoir fait, d'y avoir contribué, d'y
avoir participé...
Alors, faute de sens, nous bougeons, nous nous agitons, nous "faisons", nous
contribuons sans jamais savoir exactement à quoi. Un jour, un collaborateur
d'une entreprise que je visitais me dit que c'était pour faire de l'argent. Je
lui répondis que si ce n'était que ça, il y avait bien des moyens de faire de
l'argent plus facilement, plus simplement. Je lui demandais donc, comme le fit
le SDF à Jean-François Dortier : "Mais vous, après quoi courrez-vous
?" Mon interlocuteur marqua un temps d’arrêt, comme si je venais de dire
quelque chose d'incongru.
Je relançais : "Qu'est-ce qui vous fait lever le matin pour
venir ici ?" - "...C'est mon métier" m'indiqua-t-il d'une
voie hésitante, incertaine. Apparemment il ne s'était jamais posé cette
question-la. Elle semblait inutile, comme si la réponse était connue d'avance, une tautologie : en d'autres termes, une évidence !
Je reposais trois fois la question en poussant un peu plus loin à chaque fois et, au final, mon interlocuteur s'assit sur la table,
légèrement courbé en avant et, regardant par terre, il me dit : "En fait,
ce n'est pas ça que je voulais faire... Je voulais faire du journalisme,
montrer aux gens comment la vie se passe exactement, leur donner les moyens de
penser par eux-mêmes... Et j'ai fait contrôleur de gestion..."
Combien d'histoires lisons-nous de gens qui, radicalement,
changent de vie, comme celui-ci, lâchant une fonction d'ingénieur
informaticien, partit ouvrir dans l’Aveyron une petite épicerie de
produit bio régionaux ? ...Et cet autre qui lâchait une vie parisienne aux
revenus confortables pour ouvrir une brocante dans le sud-ouest et passait son
temps à recycler des objets en panne. Ou encore ce consultant qui se transforma
définitivement en troubadour, jouant et chantant ses chansons joyeuses et
critiques sur les marchés, dans les salles de fêtes, les bars et chez les gens eux-mêmes...
La question du sens nous rattrape toujours tôt ou tard, et
mieux vaut tôt que tard avant qu'il ne le soit trop... Alors, dans nos
entreprises et organisations, pourquoi n'affichons nous pas en préalable la
raison d'être de notre projet, de notre petite institution, histoire de donner
de la fierté à travailler dessus et être sûrs de garder avec nous les meilleurs, ceux qui en
ont réellement envie et s'y réalisent. Nous avons alors une responsabilité
sociale importante... A charge pour nous de la "mettre en oeuvre", et de la réaliser, enfin !
Jean-Marc SAURET
publié le mardi 24 janvier 2017
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