La société monolithe a disparu. Celle d'aujourd'hui est
fractale, tribale, multiple. Les comportements des personnes sont diversifiés
parce que leurs postures le sont, façonnées par des représentations du monde,
de la société, de soi, de valeurs des choses, éclatées. Chacune produit une
quête personnelle originale et particulière, différenciée des autres. L'un
cherchera le pouvoir, l'autre la beauté de l'œuvre, un ou une autre l'argent,
d'autres la reconnaissance, d'autres encore du plaisir, ou encore une place
sociale, un rang, parfois une identité, etc. Il se trouve que, selon la vision
que l'on a, nous attribuons aux autres des intentions qui ne les concernent
peut être pas du tout. Le melting-pot des stratégies est bien multicolore,
multifacettes, multiformes.
Ainsi, nous rencontrons dans nos entreprises des personnages
aux types comportementaux aussi divers que parfois incompatibles. Ceci rend le
management toujours plus compliqué, toujours plus fragile et incertain. Une
solution existe. Mais voyons d'abord quelques portraits types.
On se plaint de certains collaborateurs, de certaines
collaboratrices qui arrivent tard, partent tôt, mettent un temps conséquent
pour exécuter les tâches qui leurs sont confiées, en font le minimum requis et
occupent le temps qui reste à tout autre choses (en dehors des objectifs de
l'organisation). Peu engagés, voire distants, on les traite de
"feinteurs", de dilettantes, voire de fainéants. Pourtant, ils sont
là et regorgent d'imagination et d'inventivité pour préserver leur tranquillité
absente. A ceux-là, la vie est ailleurs. L’intérêt est de se donner les moyens
de vivre ce qu'ils aiment et ce qu'ils aiment n'est pas dans l'entreprise. Ce
peut être une passion des voyages, comme de savourer le temps qui passe, de
s'adonner à leur sport favori, à leur art favori, comme de consommer des
loisirs de type cinéma, lecture, culture, cuisine, etc. Je les appelle les
"jobisés" : leur activité
professionnelle est un job finançant leur vie ailleurs. On prêtera attention à
bien préparer avec eux tout changement organisationnel de manière à ce qu'ils
puissent articuler leurs plaisirs avec la nouvelle organisation, la nouvelle
activité. On a pu voir ainsi des jobisés s'investir dans une activité
“croisant” leur vie personnelle.
On connaît ces collaborateurs ou collègues passionnés par
leur activité. Ils arrivent avec bonheur au travail, sont plutôt joviaux,
optimistes, avec une tendance positive constante. On ne sait pas toujours ce
qu'ils aiment dans leur activité mais c'est “ça” qui les dirige. Comme le
rapportait un consultant, il avait rencontré un employé passant sa journée à
saisir des chèques dans une agence bancaire. Ponctuel, assidu, besogneux, son
profil intriguait en regard de l'activité banale et répétitive qui lui était
confiée. Le consultant l'interrogea donc et l'employé répondit : "Vous ne
pouvez pas savoir les types de chèques que l'on peut voir, des montants
surprenants, des banques improbables...". Son activité était porteuse de
rêve, d'imaginaire, d'étonnement. J'appelle ces personnages les "passionnés opportuns" : quelque
chose de leur activité rencontre leur imaginaire, quelque chose de leur vision
du monde qui les remplit, les comble. Attention au jour où leur manager
voudrait modifier l'activité, les tâches, l'environnement...
On a aussi rencontré ces personnes pleines d'empathie avec
leur entourage professionnel, pleines de bienveillance à l'égard de leurs
pairs, de leurs "clients" ou bénéficiaires, de leurs responsables.
Ces personnes-là semblent bien aimer les gens et donc, pour eux (clients,
usagers et patrons), le travail bien fait. Ce qui les porte dans l'organisation
est la qualité relationnelle. Ils ont une vision d'un monde humaniste, fait par
l'humain pour les humains. Cette représentation les porte et ils la vivent
professionnellement au quotidien. Je les appelle les "bienveillants" : ils se savent en capacité d'être utiles aux
autres et se nourrissent de les voir ravis. Gare aux changements
organisationnels qui ne prendrait pas leur intérêt en compte. Ils vivraient
cette "punition" comme un désaveu, un abandon de valeurs, de raison
d'être. Les bras leur tomberaient définitivement le long du corps.
On a tous rencontré des acteurs qui font tout pour être dans
les petits papiers de leurs chefs. Ils en font trop, plus qu’obéissants. Ils
sont plus royalistes que le roi lui-même. Malheureusement, on les a vus quelque
peu trahir des collègues, dénoncer l'une ou l'autre pour ses pratiques non
appréciées de leurs responsables. Si le patron change, ils changent de valeurs
et d'idéologie, recollant immanquablement au chef. Je les appelle les "Collabos-rateurs" : leur
représentation de l'entreprise (voire du monde) est familiale. Le paterfamilias
dirige et a toute autorité : en contrepartie, il assure protection et appartenance.
Ce n'est peut-être pas le contrat réel du patron, mais c'est comme ça qu'ils le
voient. Vous pouvez changer tout ce que vous voulez dans l'entreprise : il
retombera toujours sur ses pieds, jusqu'à obéir à ceux qu'ils ont précédemment démolis
ou mal traités, pourvu qu'ils aient le pouvoir. Ils collent structurellement au
pouvoir-protecteur.
Surement avez-vous rencontré ces stakhanovistes qui arrivent
tôt et partent tard, et après le travail, continuent de se former, de préparer
diplômes ou concours. Perfectionnistes, assidus, ils pensent que la qualité de
leur travail leur permettra la promotion. Bien adaptés aux systèmes
administratifs, ils sont moins à l'aise dans les entreprises commerciales ou de
production. Ils y marchent sur des œufs, ne récoltant pas toujours le fruit de
leurs efforts. Je les appelle les "Fourmis
bosseuses" : ils ont une vision de la carrière comme d'un chemin
valeureux, que la qualité du travail et la compétence font parcourir. Ils ne
recherchent pas directement la reconnaissance mais le fruit de leur travail.
Très à l'aise dans les organisations bureaucratiques, il convient de prêter une
attention soutenue aux changements de politiques ou de stratégies. A défaut, on
prendrait le risque de décourager ces fourmis travailleuses qui
pourraient bien, alors, trouver ailleurs leur intérêt de vie et se transformer
peu à peu en jobisés...
On a certainement tous rencontré ces terriens installés dans
leurs prés-carrés. Ils arrivent à l'heure et partent à l'heure. Délicatement,
ils installent leur poste de travail en arrivant et tout aussi délicatement le
rangent en partant. Pas besoin de les bousculer, ils savent ce qu'ils ont à
faire et connaissent leur activité par cœur, tous les trucs et astuces, les
ficelles du métier. Si par malheur, quelqu'un vient marcher sur leurs plates-bandes,
ils peuvent se transformer en taureaux furieux, devenant susceptibles...
d’éjecter l’intrus avec pertes et fracas. Je les appelle les "sédentaires" : ils ont une vision
"territoriale" de l'entreprise et le dicton qui leur est cher est :
"Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées". Très adaptés aux
organisations bureaucratiques à la française, ils ont fleuri depuis l'après-guerre.
On en trouvera peu dans les organisations mouvantes, dites adhocratiques ou
libérées comme des start-up. Ces organisations n'offrent pas de territoires
réservés ou attribués, qui constituent la condition nécessaire à leur bien-être
au travail. Attention à chaque changement organisationnel de bien les associer
dès le départ du projet... avant toute décision ! Sinon grand, serait le risque
d'en faire des opposants définitifs... et tout aussi assidus.
Qui ne se souvient pas de ces collègues, collaborateurs ou
responsables qui vous poussent au travail avec beaucoup d'exigence, s'occupent
de ce que vous faites -(ou pas), inventent de nouvelles organisations,
structures et méthodes qu'ils abandonnent aussi vite, puis changent de
stratégie avec l'air du temps… Les mêmes, aspirent très vite à des fonctions à
responsabilité, d'encadrement ou de direction et font briller leurs résultats.
En effets, tous les résultats sont les leurs. Mais leur obsession n'est pas
celle du résultat lui-même, mais plutôt de ses effets,...pour eux : le pouvoir.
Ils ont une stratégie à tiroir : paraître, repérer des résultats, se les
approprier, briller et en récolter les retombées. C'est caricatural, certes,
mais c'est la stratégie qui les caractérise. Je les appelle les "mercenaires" : la vie est une
scène de combat où seuls les gagnants progressent. Il s'agit d'un monde de
prédateurs où chacun peut être la proie d'un autre. A chacun de savoir comment
survivre !... Jeux d'alliances éphémères, jeux de séduction, contrats,
compromis et trahisons sont légions.
Nous avons aussi rencontré lors de nos parcours professionnels,
des collaborateurs, des collègues ou des managers qui semblent sans idéologie
particulièrement marquée, ni stratégie singulière. Ils suivent ce qui se fait
dans l'organisation, semblent ne se fâcher de rien, ni s'emballer tout autant
pour un projet, pour une communication distincte, une politique nouvelle. Ils
saisissent au vol quelques opportunités comme une fonction, une activité, un
avantage, une particularité. On les imagine téléphoner au Brésil, en Chine ou
au Canada depuis le bureau. Ils sont inscrits aux voyages, activités sportives
ou groupements d'achat du CE dont ils ont le catalogue. Ils connaissent tout du
plan de formation et du système de promotion ou d'avancement. Ce n'est pas
vraiment l'activité de l'entreprise qui les mobilise, mais plutôt tout ce qui
tourne autour de ses particularités, comme les avantages professionnels ou les
avantages acquis. Je les appelle les "opportunistes"
: ils ont une vision plutôt corporatiste, voire tribale, de l'organisation et
savent récupérer ce qu'il y a à récupérer. L'essentiel est dans le cadre, dans
l'environnement.
Nous connaissons aussi ces collègues, chefs ou collaborateurs
très occupés par les métiers qu'ils exercent, et l'action qu'ils ont à
conduire. C’est la raison pour laquelle ils ont été recrutés et ils semblent
s’en nourrir. Ils ne sont pas gênés si l’on parle d'eux comme d’un technicien
ou en tant que spécialiste de ceci ou de cela….Travailleurs silencieux, ils
font autorité dans leur domaine mais sans emphase ni démonstration. Ce sont les
personnes que l'on consulte en cas de blocage technique ou autre. Ils aiment à
être repérés comme de bons professionnels et vous le rendent bien. Je les
appelle les "autonomes"
qui se réalisent dans l'accomplissement de leur métier comme un accomplissement
de soi. Leur métier est identitaire. Il est la première motivation à venir au
travail. Ils se savent ressource et aiment qu'on les reconnaisse comme tels.
L'entreprise peut être défaillante en termes de management, de vision d'avenir.
Pas de problème : ils font ce qu'ils ont à faire et ils savent le faire avec
une préoccupation de qualité. Attention à ne pas dévaloriser leur travail dans
une réorganisation, un changement de stratégie. Ils vous en voudront et vous le
feront savoir.
Et puis, il y a enfin ces collègues, partenaires, employés ou
managers qui semblent curieux de tout dans une discrétion absolue. Ils sont
parfois très vertement critiques. Ils parlent vrai, “cash” et s'adaptent à
toutes les situations et environnements. Ils semblent vouloir tout comprendre :
ce qui se passe ici et là, qui est qui et qui fait quoi. Ils s'intéressent aux
modes de faire, aux pratiques professionnelles locales, aux méthodes et aux
outils informels. Ils apparaissent comme des curieux de l'organisation. On dirait
que tout les intéresse. Ils font bien souvent preuve d'une intelligence
pratique à toute épreuve. Ils connaissent nombre de réponse à bien des
problèmes et semblent même les constater sur le tas avec un certain
pragmatisme. Ce sont eux qui questionnent beaucoup les collègues,
collaborateurs et responsables. Ils peuvent surprendre par leurs choix
d'engagement, comme s'ils choisissaient en triant les projets. La question des
produits, de leurs finalités, des raisons d'être des procédures, des méthodes
et des organisations, semblent les occuper tout le temps. Je les appelle les
"passants compagnons" :
ils ont une vision systémique des organisations et ne se vivent que comme
élément de passage. Ils font leur voyage initiatique en "traversant"
les entreprises. Elles sont leurs terrains de jeux. Ils n'y sont que de passage
et y tissent la toile de leur carnet d'adresse, de leurs réseaux de compétences
et de leurs compétences acquises, non par calcul ou intérêt mais par
pragmatisme. Le monde est pour eux, celui de la création et de la réalisation.
Ils s'associent avec qui veut partager son savoir ou son projet. Ils sont de
parfaits coéquipiers. Ils peuvent laisser passer des opportunités de carrière,
d'augmentation de rémunération si tant est qu'un projet les intéresse. Il y a
chez eux toujours une cathédrale à construire. Cependant ils ne sont pas
fidèles et “zapperont” à la prochaine bonne opportunité. Attention à ne pas les
confondre avec des timides dociles. Ils ne le sont pas du tout. Une
réorganisation mal conduite, un management défaillant, une hypothèse de
directivité ou de faible qualité de développement personnel et les voilà partis
vers d'autres cieux sans état d'âme.
Nous pourrions décrire encore quelques profils types. Mais ce
petit catalogue de dix profils semble déjà bien représentatif. Il nous indique
que le bonheur au travail n'est jamais universel, jamais identique et qu’il ne
répond pas aux mêmes critères ou conditions. Les variables du bonheur sont
multiples. Il y a autant de types de bonheur au travail qu'il y a de manières
d'être. Elles dépendent de stratégies diverses, directement liées aux
représentations personnelles de soi et de ce monde dans lequel on évolue.
Ces postures vues ici ne sont jamais définitives. Elles
relèvent bien sûr de représentations, de résonances entre le ressenti et le
perçu, c'est à dire entre ce que nous vivons et ce qui nous arrive. La part
d'émotion et d'imaginaire investis est forte. Rien n'est définitif ni
gravé dans le marbre. Tout est donc susceptible
d’évolution, mais pas à n'importe quel prix, ni à n'importe quelles conditions,
impulsions ou événements. Les postures se révisent à petits coups d'émotions où
ce qui est important, primordial, fondamental, voire sacré, change alors, au
fil du temps. Il en va ainsi de la vision de soi dans un contexte qui mute. Ce
qui se passe, ce que jouent et font les autres acteurs est perçu, compris,
différemment. Ces petites touches qui font basculer les représentations, et
donc les postures d'acteurs, peuvent aussi être l'œuvre de managers avertis et
attentifs.
La réponse managériale se fera donc toujours en fonction de
ces représentations : celles que se seront forgées les acteurs, socialement
et/ou individuellement. Développer un management humaniste, c'est d'abord
comprendre ces différences de postures et d'intérêt réels. C’est aussi
appréhender l'identité et la diversité de leur élaboration, tout comme les
stratégies d'acteurs qui en découlent. C’est enfin apprécier ce qui est
partagé, ce qui est commun et ce qui est singulier. Si l'on aime les gens et le
travail bien fait, le reste, la mise en œuvre, va de soi.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 30 août 2016
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