En mathématique, l'intuitionnisme est une logique fondée,
comme son nom l'indique, sur l'intuition. Elle évacue un radicalisme
scientiste considéré limitant, comme la pratique d'exclusion du tiers objet
dans le raisonnement. Il ne prouve pas l'existence de choses vraies (et ne
cherche pas à le faire) mais indique des choses, ou états,
"probables" au seul sens qu'on "peut les prouver".
En sociologie, comme en philosophie du quotidien, nous pourrions
parler d'une logique de l'imprégnation, c'est à dire de la connaissance par les
sens. Cela signifie que ce ne sera plus la logique déductive qui fondera
l'accès à la connaissance, comme Descartes le posait, mais celle
de l’immersion pour que l'observateur, en relation toute sensorielle
avec l'objet, en prenne un ressenti, la "sensation", en saisisse le
"sens" (par les sens) et l'entité, voire l'identité concrète
(sentie et ressentie).
Il y a là, en effet, quelque chose du constructivisme et il
me revient cette phrase de Schopenhauer dans Le monde comme
volonté et comme représentation, "La
réalité est un objet pour un sujet qui le regarde. Si le sujet s'en va,
l'objet disparaît". Il s'agit bien, là aussi, de la connaissance
"par la relation" et non "par l'identification comparative et
déductive".
C'est cette même différence que l'on connait entre le monisme (la
considération d'un monde global, total, de même "matière",
habituellement opposé au dualisme d'un monde d'esprit et de matière) et
le rationalisme, lequel pense le monde en collections d'objets et de
catégories. Cette pensée intuitionniste, que Maffesoli caractérise
comme hédoniste, est en émergence forte dans l'évolution tant post-moderne
qu'alternante culturelle (en d'autres termes, ce fameux temps d'après qui
s'élabore actuellement sous nos yeux). Elle occupe et imprègne, notre société.
Ainsi, interrogeant sur "l'après", deux participants à
une "Nuit Debout", le sociologue entendit ces deux réponses bien
différentes : "On fera appliquer ce que l'on a décidé", mais aussi
"Il n'y a pas d'après. C'est maintenant que les choses se passent !".
Autant la première réponse relève du rationalisme, et de la vision d'un monde orienté
vers un résultat de progrès ; autant la seconde est intuitionniste,
imprégnée d'un immédiat vivant.
L'intuitionnisme aborde donc la connaissance par imprégnation :
imprégnation par capillarité, par osmose, par contact sensoriel.
L'intuitionnisme ne vise ni un monde meilleur ni même un temps suivant. Il ne
vise pas non plus une conséquence, une production, une pérennisation, et pas
davantage un quelconque "après". Non, il ne vise rien hors de
lui-même. Il est son propre objet : il est dans la délectation du "constaté
là vivant", du bonheur de savourer l'immédiat, de le vivre et le déguster.
Prenons un exemple. Quand des ami(e)s se retrouvent, que
font-elle(il)s ? Ils-(elles) déjeunent ou dînent ensemble, boivent un verre,
"se payent une toile", un concert, un spectacle, font un voyage,
voire visitent un musée, un village, un paysage, voire encore font l'amour,
bougent ou courent ensemble... il s'agit là d'autant d'événements au cours
desquels ils échangent points de vue et sensations. Soit,
ils-(elles) exaltent leurs sens, vibrent ensemble "sensoriellement"
de l'ambiant et en font un reliant*. En cette occurrence, les mots sont là en commentaires de la
vibration avec le réel. C'est aussi là tout l'art des romantiques.
Il est vrai que des gens se rassemblent aussi pour débattre,
confronter des points de vue, argumentant, tentant de convaincre. Il y a
parfois des jeux de pouvoir ou de séduction, l'expression de conflits
d'intérêts ou de conception. Nous sommes là dans un intellectualisme
rationaliste. Certains à l'écoute trouvent ça pénible, lourd, fatiguant, et
finissent par quitter les lieux pour quelque chose de plus
sensible. En sortant, tout en échangeant un regard complice, ils commencent à
rire, rires nerveux, puis joyeux. Le plaisir revient alors...
Ainsi, dans ces conditions, conduire un projet, développer une
vision politique, une pratique organisationnelle, ou le management des
organisations, font changer radicalement de nature et de pratique. Ce qu'ont en
commun (et il me semble qu'il n'y ait que cela entre les deux approches) c'est
cette incontournable et nécessaire relation à l'autre. En revanche, la
"qualité" de cet "Autre" est sûrement bien différente. Si
pour l'intuitionniste, l'autre est tout ce qui n'est pas lui (et encore...),
pour le rationaliste il s'agit de tout ce qui n'est ni moi ni objet. Il arrive
même que le "semblable" perde cette qualité d'Autre, comme c'est le
cas, par exemple, dans l'organisation scientifique du travail.
Autant l'approche intuitionniste peut être, à juste titre,
considérée comme organique, tenant compte d'un "grand tout" vivant et
auto-dynamique, autant l'approche rationaliste reste mécaniste. Ceci nous
renvoie aux différents articles que j'ai déjà publiés sur le sujet. L'approche
systémique, comme je l’identifiais dans la culture des populations animistes et
chamaniques, relèverait-elle ou s'approcherait-elle de cette intelligence,
voire de cette "sagesse" intuitionniste ? Voilà encore une question
rationaliste. Est-ce que je m'imprègne de l'intérieur ? ...Est ce que je me
rends disponible et à l’écoute ? ...Ou est-ce que je tente de faire entrer le
monde dans mes "cases", dans mes catégories ?
Ainsi, tout ceci nous indique que nos intelligences devront
comprendre, afin de les appréhender, ces deux types d'intelligences, s'en
imprégner, afin d'agir en conséquence. Sans cela, nous risquons bien de ne rien
comprendre à ce qui se passe autour de nous, dans nos rues, nos maisons, nos
entreprises et sur nos places la nuit. Ce serait le "meilleur moyen"
de n'avoir plus aucun levier dans les mains. L'objectif n'est évidemment pas
que "tout" nous échappe. Nous savons, au moins maintenant, ce qu'il
nous reste à faire. J'en ai au moins la sensation... l'intuition, et cela, il
fallait, et il faudrait... y penser !.
Jean-Marc SAURET
Publié le
mardi 21 juin 2016
* cf : Marcel Bolle de Bal, Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques, in Société, Ed De Boecl, n° 80, 2003
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