Quand on aborde ce sujet entre
amis ou collègues, on se rend compte que ce qui est considéré comme la meilleure voie pour apporter du bonheur aux gens est de leur procurer des occasions de rêver. Nombre de témoignages d'artistes, de célébrités, de sportifs, de professionnels en vue, et d'interview sur la toile confortent ce point de vue. C'est telle ou telle personnalité qui proclame se donner comme objectif personnel d'apporter de quoi faire rêver par sa pratique, par l'exercice de son activité ou de son art, d'offrir ainsi des éléments qui sortent le quidam de son quotidien morose,
l'amènent à voyager dans l'imaginaire, le spectaculaire, le surprenant, jusqu'à
produire chez lui une émotion positive, joyeuse et suffisante... J'ai beau
chercher sur la toile, je ne trouve pas beaucoup d'autres choses dans les dix premières pages du moteur
de recherche le plus utilisé. Je ne vois pas de contribution au
soulagement de la souffrance (on est pourtant encore très loin du bonheur), de
contribution à l'amélioration des conditions de vie, à plus de sécurité, de
stabilité, de moyens ordinaires ou originaux... Sur l’échelle de la
pyramide de Maslow, il n'y a aucune place au don de bonheur. Seule la
réalisation de soi pourrait porter l'idée d'une perspective heureuse : s'éclater en se réalisant.
Donc donner du bonheur n'est pas répondre à des besoins. Ce n'est pas
combler un manque ou répondre à une attente. C'est tout autre chose d'un tout
autre niveau. Cela touche à l'émotion, à la surprise, à l'imaginaire, voire à
l'inimaginable, du moins à "l'inimaginé"... On pose donc par défaut le fait que le commun des mortels est malheureux par nature, que sa condition est pratiquement irréversible et que la seule issue est le rêve : apporter du bonheur aux gens, c'est leur apporter du rêve.
Et pourtant, la question du bonheur taraude tout le
monde. Mais on imagine qu'il y a une sacrée différence entre rechercher le bonheur et en donner. A ce propos, Voltaire écrivait que "le bonheur est souvent la seule chose qu'on puisse
donner sans l'avoir" et que "c'est en le donnant qu'on
l'acquiert." Alors, le bonheur ne serait-il qu'une sensation de notre
émotion, de ce foutu imaginaire ? La boucle serait alors bouclée. Mais je n'y
crois pas vraiment. Cependant, j'entends le discours bouddhique sur la démarche de bonheur, ce
lâcher-prise, cette distanciation d'avec le mental,
le détachement du désir.
Oui, cette approche nous rappelle fortement le comportement des
post-modernes ultra consommateurs, et leur mode de penser, de
penser le lien social autour de la jouissance d'objets. Ce serait donc ça le moteur de la consommation, de l'ultra consommation ?... Qu'en serait-il d'une vision du bonheur "alternante
culturelle", cette forme de civilisation, d'être ensemble, qui se dessine
dans la réaction résistante à la post modernité, comme ce temps d'après que signalait la
psychanalyste canadienne Hélène Richard ?
La notion de bonheur se frotte aujourd'hui à la mutation sociétale, au changement de ses valeurs. Que cherche-t-on pour dire que nous serons dans le bonheur ? En réponse, j'entends le plus fréquemment : "la paix, la tranquillité, l'amour, la richesse, la santé". Mais que cherche-t-on dans l'amour, la richesse et la santé ? Juste de la sérénité, de ne pas à avoir à s'en préoccuper, ne pas vivre le manque... et pour vivre le manque, faut-il en développer l'envie, car le manque s'invite en creux de l'envie et nulle part ailleurs ? Développer l'ataraxie est une voie, celle du bouddhisme et il existe une autre voie, celle de l'accueil de la vie telle qu''elle se présente, avec nos désir et ses inconvénients, ce que le philosophe Frédéric Lenoir indique comme la voie de la joie. Il donne du bonheur une définition particulière : "C'est un état de conscience de satisfaction globale et durable dans une vie qui a du sens, fondée sur la vérité".
Il
me souvient aussi de cette conférence du philosophe Michel Barat à
propos "du désir et de l'insatisfaction" au cours de
laquelle il montrait le cheminement social de la perspective de bonheur, du traitement du désir,
du passage de l'idée de bonheur à celle de la jouissance. Il
montrait comment, dans le temps, l'idée de bonheur se
construisait sur un comptage subjectif des plus et des moins de
notre vie : tant que les plus étaient supérieurs aux moins, nous étions
dans le bonheur. Il montrait comment aujourd'hui nous voulions le
plus d'émotions possible, qu'elles qu'en soient les conséquences,
que c'était alors là une démarche de jouissance. Nous avions
quitté l'idée de bonheur pour celle de sa perspective, de sa
sensation. C'est bien ça, la jouissance, l'idée d'une perspective,
d'un possible qui nous aspire et alimente nos démarches.
Ce que nous indique alors le
philosophe Michel Barat est que nous avons changé de paradigme, qu'aujourd'hui
la question du bonheur est lié à la question de la jouissance, cette illusion
dont Lacan affublait le capitalisme. Je ne sais pas si ce dernier avait raison,
mais ce que cela dit est que la rationalité a quitté nos démarches vers le
bonheur, que le bon sens n'est plus de nos réflexions heureuses, que dans cette société post-moderne la
sensation a supplanté la raison. Alors, dans ces conditions, serait-il vrai aujourd'hui que
donner du bonheur aux gens, c'est échafauder des illusions séduisantes dans un
endormissement jouissif, et pérenne ? Le plaisir serait-il le bonheur ou seulement son antichambre ? Épuiserait-il le sujet ou pas ?
Poser cette question là, c'est déjà affirmer, ou reconnaître, que
la question du bonheur est une affaire de civilisation, de société. La Rome
décadente le pensait comme une oisiveté pleine de pains et de jeux. Les esséniens le pensaient comme le résultat d'une ascèse, d'un détachement des désirs, d'une confiance dans la providence. Actuellement, dans ce "temps d'après" qui naît maintenant, marqué par l'oeuvre, la personne engagée en réseau, le
pragmatisme et l'intemporalité, peut être que le bonheur est une question de sens*, d'oeuvre, de
réalisation, de réalisation de soi, de faire "oeuvre utile", de se
sentir exister dans un monde qui a perdu son sens... Peut être est-ce alors "savourer le plaisir dans une vie qui a du sens, celui que je lui ai donné".
Il
suffit de regarder ces mouvements alternatifs que l'on pense, pour
certains, issus de l'alter mondialisme. On y croise des personnalités, philosophes, pensant le lien social et sa propre raison d'être. Je
pense à l'association des colibris, à celle "On passe à
l'acte", ou cette autre "Mettre son grain de sel", aux
films "Demain" et "En quête de sens", aux
mouvements comme le "Coévolution project" ou le "Projet
Imagine" et ses héros anonymes, tous ces alternants culturels
porteurs d'un nouveau mode d'être, de lien social... Comme s'ils faisaient des hypothèses nouvelles de bonheur.
Mais par ailleurs, nombre d'enquêtes sociologiques renvoient au fait qu'il y a au fond de chacun de nous une disposition singulière au bonheur. C'est à dire, comme le disait Spinoza, "la nourriture qui est bonne pour moi ne l'est peut être pas pour toi". Me réaliser correspond à un désir de soi qui n'est pas toi ni le tien. Alors oui, "donner du bonheur aux
gens" sera sûrement montrer un chemin de vie, un chemin de
"progrès personnel", de réalisation de soi, une posture efficiente, plus que l'offrande à la
consommation d'une illusion éphémère.
Peut-être y a-t-il trois dimensions autour
du bonheur :
- L’environnement, qui ne sert à rien en la matière,
sinon comme illusions et prétextes,
- Nos émotions, qui agissent pour moitié ; elles sont
autant des marqueurs qu'une sorte de baromètre du sensible
- et ce que nous en faisons, soit notre choix de
regard sur le monde, notre posture de vie déterminante qui pourrait être :
"Regarde comme la vie est belle !"...
Là,
un énorme chantier s'ouvre à nous, aux philosophes,
aux sociologues, aux croyants de toutes dimensions, aux humanistes,
aux solidaristes, aux accompagnants professionnels, aux éducateurs
sociaux, aux bénévoles de l'associatif, à nous tous. Le bonheur,
s'il s'agit bien d'une question de posture, se jouera dans le jeu, le
joyeux, la dérision, la mise à distance, la légèreté, le lâcher
prise, le marginal et le fractal, "l'insérieux",
"l'inimportant" parce qu'in fine, il n'y a que cela qui compte vraiment... Et pourquoi ces mots d'insérieux et d'inimportant n'existent-ils pas encore ?... Ainsi, ce qui peut nous faire peur, ce
n'est pas la démesure du chantier à conduire mais la position de
nos manches sur les poignets. Sommes nous prêt à en faire quelque chose ?
P.S. : Le jeune-homme dit : "Je serai heureux quand j'aurai ma moto"
Le sage répond : "Soit heureux et ensuite procure-toi une moto"
P.S. : Le jeune-homme dit : "Je serai heureux quand j'aurai ma moto"
Le sage répond : "Soit heureux et ensuite procure-toi une moto"
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 10 mai 2016
* Sens : Lire à ce propos : "Le management, une question de sens, de sens et de sens"
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