Si les organisations sont des systèmes vivants,
il va de soi que les bureaucraties aussi. Ce n'est donc pas parce qu'elles
regardent le monde, et s'analysent elles même, de manière mécanique qu'elles
fonctionnent aussi de cette manière. Effectivement, et comme l'indique le
sociologue Luc Boltanski, le père de la sociologie pragmatique, se sont autour
de valeurs que vivent les organisations. Que ces valeurs soient déclarées ou
implicites, leur efficience est la même. Elle est juste un peu plus délicate à
identifier. C'est ce que je me propose de faire.
Voilà bien des années que je regarde,
accompagne, et que j'analyse ces organisations bureaucratiques, tentant
d'ouvrir les voies de progrès qu'elles pourraient emprunter et par cette
voie-ci, de mieux se comprendre et se faciliter la tâche. L'intervention n'est
donc pas une simple description mais, comme le fait la sociologie clinique à laquelle je participe, contribuer à son évolution, puisque l'observation modifie le regard des observés et
favorise les changements.
Ainsi, les modèles du vivant vont permettre aux
acteurs de ces bureaucraties de se penser dans l'action et d'amorcer les
changements qu'ils souhaiteraient en s'appuyant sur les réalités contextuelles
patentes. Si l'on veut prendre des modèles du vivant pour se regarder en
action, nous avons celui du corps humain avec ses analogies de la têtes et des
jambes (il nus a donné notamment le mot de "chef"). Nous avons celui de la ruche ou de la fourmilière avec
l'approche fonctionnaliste. Mais nous avons aussi le paradigme de la forêt
où les arbres jouent des branches et des racines pour se faire une place vers
la lumière, où les plantes du sous bois tentent de s'adapter à la pénurie de
lumière. C'est ce dernier modèle qui a attiré mon attention.
Ce que l'on voit dans ce modèle là est un
ensembles d' "unités singulières" occupées à "trouver leur
place", à se la faire, plutôt qu'a contribuer à l'accomplissement d'une
oeuvre quelconque. L'évocation même de cette
éventualité apparaît d’ailleurs, localement, incongrue. Ainsi,
la force du vivant, cette pulsion de vie qu'a
développé Schopenhauer*, n'est orientée que vers la
survie individuelle ou de l'espèce. C'est, me semble-t-il ce
qu'il se passe dans nos organisations bureaucratiques : développer et préserver
son "être là", voire celui de son corps (administrateurs, issus d'une
même grande école, etc.), la finalité des objectifs affichés servant plutôt de justification, voire d'alibi.
Cette organisation vivante ne lâche pas pour
autant sa dimension sociale et le sociologue Luc Boltanski, nous indique dans
sa sociologie pragmatique** que ce qui fonde les comportements, leur convergence, les stratégies et les
actions partagées, sont les valeurs. Ce qu'il nous indique est que ces valeurs,
indispensables à la dynamique de l'organisation, sont soit explicites (et le
leader les porte et les incarne ; il s'agit alors d'un management volontaire),
soit implicites et il s'agit d'une politique managériale par défaut. Ce que
l'on observe dans ce type d'organisation sont trois valeurs implicites qui font
culture : l'autorité, le pouvoir et la propriété.
Le fondement de ces valeurs se trouve dans la
culture rurale et catholique, celle qui prévalait socialement en
France (terre de bureaucratie) avant mai 68, dont les événements ont acté la
dévalorisation au profit de valeurs urbaines***. Sans s'interroger ici
sur un système bureaucratique reliquat de la ruralité, la question est juste de
savoir ce qu'il y a derrière ces valeurs qui font système ?
L'autorité s'articule sur deux domaines, la
connaissance et la compétence. La connaissance construit l'autorité
: c'est être référent pour les autres par son savoir sur un champ
donné. "Je sais, je connais, donc je sais bien ce qu'il faut faire,
comment nous devons nous y prendre, etc.", et, dans cette logique là, les autres suivent et se
conforment. Ici, l'objet n'est pas vraiment de savoir mais de donner l'idée que
l'on sait. La compétence, elle, assoie la connaissance. Elle prouve par les
faits que ce compétent là est la bonne personne à la bonne place et donc il est
difficile de "s'y frotter" ou de le contester. La compétence
"solidifie" l'acteur. A ce propos, Michel Serres écrivait l'an dernier **** que la seule
autorité était celle de la compétence, la véritable étant celle qui grandi l'autre (c'est là l'objet d'un développement que nous ferons plus tard).
Le pouvoir se développe sur deux champs, le
pouvoir de décider et la capacité d'action. La décision, si elle libère
l'action, ne la fait pas. Elle peut être une expression de l'engagement
responsable comme tout à fait l'inverse. C'est bien cette seconde déclinaison
inquiétante qui fait force de présence dans nos organisations bureaucratiques.
La décision est l'expression même du pouvoir. Si nous avions une culture
tournée vers l'oeuvre et l'efficience, elle serait alors cet endossement de la
responsabilité, cet engagement volontaire qui fait que les gens impliqués et
concernés ont eux aussi l'envie de s'investir, "d'en être". Mais
c'est l'inverse...
"Pouvoir faire" relève du double champ
des compétences (en suis je capable ou pas ?) et de l'autorisation (ai-je la
latitude de le faire ?). "S'il l'a fait, si c'est sur son CV, c'est un bon
dans ce domaine"... L'action n'est alors là que comme témoignage du
pouvoir faire. Combien de dirigeants pilotent des actions parce qu'elles
donneront un plus, du brillant à leur CV ? Combien de dirigeants se sont
appropriés les actions réalisées par leurs collaborateurs, justifiant du fait
que ceux là ont travaillé pour eux et que l'action est la propriété de
l'entreprise, pas des personnes. En attendant, ils ont posé leur signature en
bas de l'oeuvre. Ils ont pris la latitude de la faire. Il y a bien là du
"jeu de coudes"...
La propriété, elle, s'exerce sur deux champs,
celui des territoires et celui des personnes. La logique de territoire est
particulièrement présente dans les rapports bureaucratiques. Combien de
directeurs et de services ont ferraillé pour que tout ou partie d'un domaine
reste dans leur domaine ou y vienne ? Combien de DRH ont imposé des modes
organisationnels, des organigrammes, à d'autres directions opérationnelles sous
prétexte d’harmonisation des présentations, des titres, des
appellations, etc.?... Combien de directions et de services se sont disputés,
ont rivalisé de coups bas, pour conserver ou obtenir la gestion de tel marché,
de tel projet, de tel chantier ? Combien de commerciaux se sont disputé tel ou
tel client ? Etc...
La propriété des personnes est plus perverse. Il
s'agit, sous prétexte de loyauté, que les
collaborateurs obéissent aveuglément et
sans discussion aux injonctions, aux choix de tel ou tel
directeur ou directrice. Il y a là une assujétisation des personnes comme si
elles étaient dans une société moyenâgeuse ou de servage. Combien de
directions ont "prêté" des collaborateurs ou agents ? Combien de
directions ont prête plus d'attention au poste comptable de telle ou
telle fonction, qu'à l'acteur qui lui donnait vie ? Combien de dirigeants
ont parlé de "leurs gens" en lieu et place d'équipes qu'ils
dirigeaient ? Combien les ont déplacé au grès de problèmes dont on leurs a
attribué la responsabilité, d'en être la cause malheureuse ? Combien ont été
déplacés ou remercié au grès des changements de projets ou de directions ? D'où
nous vient l'expression "management kleenex" ? Mais combien d'acteurs
ont tenté de se glisser dans les poches ou les jupes des dirigeants pour
échapper aux purges, donnant même au passage quelques noms susceptibles de
les dédouaner ou de monnayer leur salut ?
J'avoue que, sur tous ces champs, les exemples ne
manquent pas. Chacun aura une histoire à relater. Ainsi,
les arbres de la forêt tentent d'exister là. Pour cela, ils
travaillent au développement de leur autorité, de leur pouvoir et de leur
territoire. Laurence Peters et Cyril Parkinson***** ont chacun apporté leurs
conceptualisations dans le domaine. Bien d'autres l'ont fait aussi. Ainsi, le
jeux des arbres consiste à développer leur présence sur ces trois valeurs et ce
au dépend volontaire de leurs proches congénères. Toute la dynamique
interne de l'organisation de cette forêt est basée sur ce principe.
Mais ces organisations bureaucratiques vivent un
autre mouvement de renforcement de cette culture vivante de type
"forêt". C'est la logique de marchés où les entreprises, entre elles,
jouent des branches et des racines pour dominer le marché, du moins garder une
part honorable, puis l'agrandir. Il est donc normal que cette approche pénètre
par capillarité les comportements des acteurs. Certains penseront que
la logique de marchés ainsi typée est logique ou normale.
A ceux-là, j'aurais envie de montrer des entreprises dites
"libérées", françaises ou d'autres continents, travaillant à la
qualité de leur vivre ensemble, à la qualité de leur production, et à la
satisfaction de leurs clients en même temps : c'est la qualité de l'oeuvre qui
leur importe, la fierté de leur beau travail bien fait, pas le rang dans le
marché (le comble est que cette démarche les leurs fait gagner efficacement).
Oui, les organisations bureaucratiques sont bien
des systèmes vivants et non pas mécaniques. Ce système vivant les rend immortelles et
envahissantes, non pas bien sûr par quelque action ou oeuvre que ce soit, mais
seulement par la volonté d'existence des acteurs, survivance pour les uns,
développement pour les autres. Ce qui est à remarquer, comme nous le voyons
dans nombre d'autres organisations, c'est que ce que font les dirigeants, les
acteurs le long de la ligne hiérarchique, jusqu'au socle, reproduit le
processus. Celui ci indique alors la culture de l'organisation et ces valeurs qui la
fondent.
Jean-Marc SAURET
publié le 7 avril 2015
* Arthur SCHOPENHAOUER, Le
Monde comme Volonté et comme Représentation, œuvre principale
du philosophe, publiée pour la première fois chez Brockhaus à Leipzig en 1819
** Luc BOLTANSKI, L'amour
et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action,
Ed. Métailié, Paris, 1990,
*** Jacques JULIARD, Mai 68, Une ruse
de l'histoire, in Le Monde 22 mai 2008
**** Michel SERRES, La petite poucette, Ed. Le
Pommier, Paris, 2011
***** Laurence J. PETER, le syndrome de la
promotion focus exprime la volonté de l'acteur de gravir le plus d'échelons
possible dans la hiérarchie jusqu'à atteindre un seuil d'incompétence manifeste
(1970). Cyril N. PARKINSON a montré que, pour étendre son pouvoir et
développer leu notoriété, les dirigeants des administrations anglaises embauchaient
excessivement de manière à faire grossir physiquement leurs directions.
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