Quand on étudie les cas de souffrance au
travail dans les organisations, on lit dans les rapports d’analyses conduites
autour du risque psychosocial, que reviennent de manière récurrente les
témoignages de pressions fortes tant du système que de la hiérarchie sur les
personnes et la difficulté que celles-ci ont à y faire face, à y résister.
C'est comme si le système, fait de gens, était plus fort que tous ces gens qui
le composent, qui en souffrent, le subissent et voudraient s'en affranchir.
Paradoxe...
Ailleurs,
on s’est souvent posé la question de
savoir comment un système totalitaire pouvait survivre alors que bien peu de
personnes n’en voulaient. Cette question s’est posée à propos de l’Allemagne
nazie et son étude a donné naissance à la théorie de l’influence, puis à la
psychosociologie laquelle s’est constituée autour de cette problématique.
On s’est aussi questionné sur la capacité de
résistance du système soviétique, économiquement ruiné de l’intérieur et qui
pourtant continuait à tenir debout. On s’est interrogé aussi afin de savoir comment
s’étaient installés les systèmes totalitaires européens comme en Espagne et en
Italie avant guerre.
En effet, les études de la psychosociologie naissante
ont rapidement mis en évidence, sur les fondements de la théorie de l’influence,
que ces systèmes à forte pression tenaient par des traits de caractère
similaires à ceux des systèmes bureaucratiques, à savoir, d’une part, par la
disparition de la personne derrière la fonction, d’autre part une structuration
imposée par une idéologie faite de valeurs et représentations centrales. A ces éléments, il convenait d'ajouter,
par ailleurs, l’éclatement du système de décision et de responsabilité. Ce
raccourci mérite quelque développement.
Mais pourquoi le faisons-nous ? Justement pour
mieux percevoir que ces entreprises bureaucratiques actuelles, celles qui justement présentent ces
caractéristiques propres aux systèmes totalitaires, sous un aspect de
« forteresse imprenables », ne sont plus, en terme de
dynamique, que des « maisons de papier ».
Ce qui s'entend en la matière, c'est d'abord que si les
organisations bureaucratiques sont devenues ce qu'elles sont aujourd'hui, on sait que cette évolution est tardive. Nous nous souvenons que Max WEBER écrivait en 1906 que
le système bureaucratique est le meilleur des systèmes et nous convenons qu’il
avait très certainement raison de l’écrire à cette époque.
Ce qui fonde ce système à la fin du 19° siècle est la
volonté de confier l'organisation du travail à ceux qui savent le mieux le
faire (et c'est bien la même volonté qui nous en fait sortir aujourd'hui, à
savoir promouvoir les organisations par la confiance, ou les dites
organisations libérées (cf. les travaux de l'association MOM 21). Ce sur
quoi se fondait ce que Max WEBER disait, résultait du constat suivant : le savoir faire, la
connaissance technique de réalisation étaient dans la tête et les mains des
acteurs ; ce sont les gens qui savent, qui font évoluer leurs pratiques et
se transmettent les "savoir faire".
En est-il de même aujourd'hui ? Presque, ...dirions nous. A cette époque révolue, les techniques de fabrication sont
stables et fondées sur la mécanique des objets. Ceci requiert plus qu’un
savoir, une connaissance introspective. Tout le secret de la réalisation repose
sur la compétence humaine, une intelligence pratique d'adaptation. C'est l’exemple du tailleur de pierre qui "sait" bien sentir l'angle nécessaire à donner à la "chasse" et
l'impulsion propre au coup de maillet. C'est ce qui détermine, dans son cas, l'efficience du geste et la
qualité du résultat. C’est ce qui fait aussi que l'ancien ne ratera aucune pierre et
la taillera en dix fois moins de temps qu'un néophyte (j'ai eu l'occasion d'en
faire l'expérience en 1974).
Aujourd'hui les technologies de fabrication se sont
exponentiellement complexifiées. Là où le mécanicien "mettait les mains" et
réglait à l'oreille, nous mettons aujourd'hui l'ordinateur. C'est lui qui
sait... Et il sait d'autant plus que les technologies continuent de se développer sur la
même courbe. Actuellement, les moteurs, les machines, les outils même, tous les
objets dits connectés, sont tellement complexes qu’on ne répare plus. On
remplace. Les entreprises ont d'ailleurs plutôt tendance à retarder
l'apparition des nouveautés, en terme de produits, de manière à exploiter plus
efficacement leur marché.
Ainsi, l'employé est il bien plus dans le contrôle
aujourd'hui que dans la connaissance physique et mécanique des réalisations Les
organisations aussi ont lâché la connaissance pratique pour le contrôle...
C'est là que le système bureaucratique s’est dévoyé, a quitté sa raison d’être.
Aujourd'hui, il contrôle et y consacre plus d’énergie qu’à produire. Mais, si
cette évolution technologique était aussi incontestable, il fallait alors changer de
système, ce que tentent nombre d’entreprises et d’organisations aujourd'hui.
Ainsi, sommes nous en face de deux types de
systèmes bureaucratiques, l’original humaniste, fondé sur la connaissance
pratique des acteurs et son évolution déshumanisée, qui prend la forme d'un système contrôleur et
gestionnaire.
Dans le premier type, la valeur centrale est
humaniste, à savoir la connaissance de la personne et l’entreprise a un grand
besoin qu’elle la livre généreusement. Nous avons donc vu se développer des
espaces de liberté négociés ou tacites. Un ancien directeur départemental des
PTT me confiait que, dans les années 70, il avait une large latitude de
décision sur le territoire qu’il dirigeait. Il avait pu développer des
partenariats culturels efficients, lesquels avaient donné une image noble de son
institution dans son département. Il m’avouait en 2002 qu’il n’existait déjà plus aucune latitude pour le faire.
On a vu aussi, dans nombre de corps de métier, se
développer une activité marginale privée avec les déchets de l’entreprise.
C’est ainsi qu’on usait de l’expression « faire de la perruque », terme
venu des garçons coiffeurs qui, récupérant les cheveux coupés dans la journée, en constituaient des postiches le soir et les proposaient à
leurs clients ensuite. Cet espace de liberté (que d’aucun théorisent
aujourd'hui sous l’appellation « espace de chaos »), conséquent de
l’autonomie des acteurs, se construit sur leur propriété des compétences
indispensables pour l'action. Elle garantissait la motivation et la bonne marche de l’entreprise.
Ainsi, dans les organisations à la française, jusque
vers les années 70, des services développaient de l’entraide sur ces
compétences techniques en utilisant du matériel de récupération. De la même façon, dans
les PTT, les « facteurs » avaient-ils développé un service, non rémunéré, aux
usagers de la poste, comme des livraisons de pain, de médicaments et autres
« courses » au profit d'habitants âgés ou isolés. Ceci renforçait, pour
l’institution une image de qualité de service importante dont elle a profité. Cependant nous savons comment l’administration devenue entreprise
a tenté de le monnayer, de le faire payer à l’usager devenu client. Les exemples de ce type
sont légion.
Si les valeurs importantes dans le premier type
s'avèrent être l’humanisme, directement lié à la compétence, la reconnaissance des acteurs, dans l’intelligence et la qualité de service, la valeur importante, par défaut, dans
le second type est la rigueur, élaborée justement contre le risque d’erreur
humaine. Dès lors, les systèmes à la française vont perdre une qualité
majeure : le fameux « système D ». Il faisait jusque dans les
années 70 la réactivité et la richesse des réponses de nos organisations, aux
différentes problématiques rencontrées. Tombé dans les oubliettes économiques
et gestionnaires, il ne resta dès lors aux organisations que l’application d’un
contrôle toujours renforcé, comme si la solution aux dysfonctionnements était
là. On recommencera à comprendre plus tard (trop tard ?) que ce sont les acteurs de terrain
qui disposent véritablement des réponses.
Mais en attendant, le contrôle appelle la
centralisation de ses résultats, la rationalisation de son usage et la
généralisation de ses conséquentes préconisations. Dès lors, l’intelligence de
l’acteur de terrain est non seulement inutile mais gênante, dérangeante, et bientôt considérée comme un frein au développement. Le système bureaucratique devient alors ce que
l’on connaît, un système de contrôle et d’exécution. Ainsi, toute pratique,
toute action, est "mise en procédure" pour être généralisée. L’idée induite, c'est que l’organisation étant « contrôlée » (de fait prétendument "sous contrôle"), elle soit juste et
efficace… Tiens, voici l’apparition d’une nouvelle croyance, laquelle fait
fi de l’humain, le montre même du doigt comme porteur des erreurs du même nom. Peut être là un nouveau dogme...
Il ne s’agit donc plus de penser dans ces
organisations mais de suivre et d’exécuter des tâches. On trouve une caricature
prédictive fort juste dans le film de Chaplin « Les temps modernes ».
La proximité de ton et d’image avec « Le dictateur » me fait
symptôme. Dans ces dernières organisations bureaucratiques, on s’aperçoit qu’une valeur centrale s’installe comme une évidence : faire de l’argent,
du profit. Le chemin pour ce faire est tracé par une direction générale en
charge de ce type d’objectif. Elle en confie l’exécution à une structure
fortement centralisée et hiérarchisée. Ceux qui n’adhèrent pas à cette posture
sont éjectés, et priés d’aller voir ailleurs. L’ouvrage « l’entreprise
individualisée » de Sumantra GHOSHAL et Christopher BARTLETT en 98
montrera à quel point cette philosophie manque la cible du développement.
Un autre directeur des Postes me disait en 91, lors de son
départ à la retraite, « Cette organisation est mortifère. Elle détruit les
gens qui font tourner la boutique ». Le questionnant sur ce qui le lui
faisait dire, il m’indiquait : « Ce sont les postiers eux même qui
ont inventé les casiers de tri dans les centres, dans les bus, dans les trains
et les réseaux d’acheminement. Ils ont développé le service à la personne comme
personne et aujourd'hui, non seulement leur parole n’existe plus mais on casse
l’outil de travail qu’ils ont élaboré sans leur en parler. Ces gens là
n’existent plus. Ce ne sont plus que des agents ». Le propos fut bien plus
long que cette courte restitution, mais je me souviens que c’était là sa
teneur. Il y a donc une disparition de la personne et de ses caractéristiques
d’intelligence et d’émotion, derrière la fonction strictement exécutrice.
Mais il y a autre chose que nous évoquions en
ouverture de ce texte : l’éclatement du système de décision et de
responsabilité. En effet, dans les organisations à la française, il est très
difficile de trouver le ou la « responsable ». Même si les décisions
sont supposées être prises en haut lieu, on s’aperçoit que, là aussi, pas
grand-chose ne s’y décide, et que la meilleure manière de faire est d’attendre que
les choses se fassent d’elle-même. « Si tu as un problème au boulot,
m’indiquait mon père, ingénieur des ponts en activité jusqu'à la fin des années
soixante, attend encore un peu… bientôt il aura disparu, il n’en sera plus
un… ». On s’aperçoit alors que la décision est diluée tout le long de la
ligne hiérarchique, avec parfois un système de validation à tiroir où personne
ne sait plus, in fine, qui a décidé quoi…
Que sont les organisations totalitaires ? Ce
sont tout d’abord des structures pyramidales, voire linéaires, un peu à
l’instar de la société des corbeaux : une ligne verticale où le premier
commande tout, a tous les droits en terme de territoire, de nourriture et
d’activité sexuelle ; le second commande tout et a tous les droits sur ce qui est seulement en dessous de lui. Ainsi de suite…
A chaque étage de l’organisation, il existe un niveau
de décision, une parcelle de pouvoir qui fait que personne n’a la
responsabilité de la totalité du programme, laquelle responsabilité est donc diluée
dans l’organisation. C’est ce que nous a appris, entre autres, le procès de
Nuremberg. La conscience de ce processus faisait dire à un manager
intermédiaire dans ce type d’organisation bureaucratique : « Je ne
suis pas le conducteur du train d’Auschwitz ! » Il précisait ainsi
que, même si sa contribution aurait pu être très faible dans un projet dont il ne partageait
ni l’éthique ni la morale, il ne souhaitait pas l’apporter, conscient qu'il était de l'état du
système. C’était sa façon de résister à la bureaucratie dont il ne partageait
pas les principes.
A chaque niveau du système totalitaire, il existe une
lutte pour le pouvoir ou chacun veut prendre la place au dessus de lui. Le
système ne tient que parce que chacun reconnaît le pouvoir de celui qui l’a. Et
donc chacun veut être « calife » à la place du « calife ».
Il suffirait qu’un seul ne reconnaisse pas l’autorité du chef, sous réserve que le
groupe n’arrive pas à le mettre en conformité sous sa pression (bienveillante
ou non…) et le système s’effondre. C'est bien ce qui arrive avec les
alternants culturels qui n’ont que faire du pouvoir et de la hiérarchie. Ils
ont la tête tournée vers la réalisation de l’œuvre et leurs managers les
trouvent ingérable… Ces organisations résisteront elles à leurs douces pressions ? Je renvoie à l'ouvrage de Ruppert Sheldrake, "l’âme de la nature", où il raconte comment le vivant emporte les structures et les barrières.
En résumé, qu’est ce qui fonde un système
totalitaire ? Outre sa structure pyramidale ou verticale resserrée, il y a
cette centration idéologique, une représentation du monde qui fait dogme. Elle est en
même temps porteuse de valeurs structurantes et tous ceux qui ne sont pas dans
la ligne sont éjectés. Il y a cette dilution de la décision et des
responsabilités qui fait que, vaille que vaille, le projet suit son cours. Il que le système ne tient que par l'adhésion des acteurs.
Il me semble, alors, que, confiant dans la présence et la douce pression des alternants culturels, il ne nous reste que la
restauration d’une approche managériale humaniste pour désamorcer ces fonctionnements
mortifères et immortels. Mais, quoi qu'il en soit, un autre "monde" se construit dans les failles de celui-ci.
Jean-Marc
SAURET
Publié le mardi 27 mai 2014
Lire aussi : " Proudhon aurait-il eu raison ? "
Pour développer cet aperçu sur d'autres axes, avec d'autres éléments de recherche, voici le lien vers un article d' Hubert GUILLAUD, publié le 7 juin dans "Le Monde".
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Pour développer cet aperçu sur d'autres axes, avec d'autres éléments de recherche, voici le lien vers un article d' Hubert GUILLAUD, publié le 7 juin dans "Le Monde".
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